DES ÉVANGÉLIQUES TENTÉS PAR LE POUVOIR ?
Philippe Gonzalez, maître assistant en sociologie à l’université de Lausanne, et prédicateur à l’assemblée mennonite de Saint-Genis, a jeté un pavé dans la « mare évangélique » de Suisse romande. Le titre de son livre, paru en janvier dernier, « Que ton règne vienne – Des évangéliques tentés par le pouvoir absolu » annonce d’emblée la couleur. Présentation, réactions et commentaires.
Philippe Gonzalez, maître assistant en sociologie à l’université de Lausanne, et prédicateur à l’assemblée mennonite de Saint-Genis, a jeté un pavé dans la « mare évangélique » de Suisse romande. Le titre de son livre, paru en janvier dernier, « Que ton règne vienne – Des évangéliques tentés par le pouvoir absolu » annonce d’emblée la couleur. Présentation, réactions et commentaires.
En sociologue spécialiste de la présence des religions dans l’espace public, l’auteur développe une analyse du discours tenu par des évangéliques sur le combat spirituel. Sa thèse est la suivante : certains cercles évangéliques, charismatiques, seraient tentés « de revendiquer un pouvoir absolu, émanant de Dieu lui-même, qu’il s’agirait d’imposer à la communauté politique ». (p. 26)
L’enquête débute par des courriels échangés entre des responsables d’une « dénomination évangélique conservatrice ». L’évangélisation y est vue comme une lutte par la prière contre Satan, qu’il s’agit de combattre. Cette démonologie évangélique classique subit un changement important avec la parution du deuxième recueil de Jeunesse en Mission en 1993 : bon nombre de chants de « combat spirituel » parlent de réalités collectives et territoriales dont il s’agirait de s’emparer. « Le chant exorciserait les ‘’démons’’ en vue de la conquête du territoire ». (p. 72). La nouveauté est la suivante : au lieu de pratiquer la « délivrance » sur une personne, on cherche à chasser les démons sur un territoire donné.
Opération Josué et Post Tenebras Lux
L’enquête se poursuit par la description de l’Opération Josué de 1994 à 1998 à Genève et de soirées Post Tenebras Lux dans la même ville. L’auteur les met en rapport avec la pratique de la « cartographie spirituelle » (repères géo-spirituels en vue d’exorcismes sur des collectivités) et les Marches pour Jésus, moyens de « conquérir spirituellement la ville », comme le disent les organisateurs (p. 83).
Deux chapitres traitent de la prophétie pratiquée dans certains milieux charismatiques. Elle promeut les éléments suivants : purification des chrétiens ; nouvelle réforme de toute la société par l’entremise des chrétiens ; rôle majeur de l’Israël contemporain. L’idée évangélique classique de « réveil » est, selon l’auteur, politisée, étendue à toute les sphères de la société, dans la ligne de C. Peter Wagner, théoricien de la théologie de la domination (dominion). Les prophéties s’appliquent donc à des pays, par exemple la Suisse, pour qu’elle « soit chrétienne » (p. 160). Selon le sociologue, ces prophéties fonctionnent comme des « scripts » détaillant la manière d’y parvenir.
Transvision et Prière pour la Suisse
L’enquête se poursuit par Transvision, un rassemblement des responsables évangéliques suisses, dont un document affirme : « Jésus veut être […] le Seigneur de nos églises et de nos œuvres [évangéliques], […] de nos entreprises, de nos écoles, de notre gouvernement et de nos médias ; bref, de toute notre nation. » (p. 182). Et de là, le document s’interroge : « N’est-ce pas […] l’occasion pour l’église d’assumer son rôle prophétique dans la société et de se positionner à la tête et non à la queue [Dt 28.13] ? » Dans la même veine, l’organisme « Prière pour la Suisse », avec le soutien du Réseau évangélique, mobilise les symboles nationaux (la croix suisse, la mention « Dieu Tout-Puissant » dans la Constitution, le jeûne fédéral…) et recourt à l’Israël de l’Ancien Testament pour appeler la Suisse à son destin de nation chrétienne, ce qui, pour l’auteur, met en question le pluralisme au niveau de la société.
Sept montagnes et « dominionisme »
Ces tendances sont placées ensuite dans une perspective théorique qui vient des états-Unis, la stratégie des sept montagnes (religion, famille, éducation, gouvernement, médias, arts et divertissements, affaires) : sept sphères d’influence que les chrétiens doivent investir. Dans quel but ? Faire des nations des disciples (plutôt que des disciples issus des nations, cf. Mt 28.19-20), afin d’accomplir la domination (dominion) voulue par Dieu à l’origine (Gn 1.28), et hâter ainsi l’avènement du Royaume de Dieu sur terre. Le sociologue analyse ce discours à partir de vidéos en ligne et d’ouvrages. On y apprend que la stratégie des sept montagnes émane, entre autres, du fondateur de Jeunesse en Mission.
« The Call » à Genève et en Ouganda
Philippe Gonzalez décrit encore un rassemblement de plus d’un millier de personnes à Genève en décembre 2012, appelé TheCall Geneva ou L’Appel Genève, exemple selon lui du dominionisme ; l’organisme états-unien à l’arrière-plan de cette manifestation bénéficiant de soutiens locaux, certains délibérés, d’autres moins. Par l’intercession, la louange et l’enseignement, il s’agit de « restaurer l’alliance pour cette ville, cette nation et l’église qui est ici » (p. 400), contre les maux de la société (sécularisation, avortement, homosexualité, Nations Unies…).
Le livre se termine par un déplacement vers l’Ouganda, pays où, sous l’influence de TheCall, un projet de loi criminalisant l’homosexualité (y compris par la peine de mort) est soutenu par des évangéliques en 2009, ce qui s’accompagne de violence physique et même meurtrière envers des homosexuels. Pour l’auteur, la boucle est bouclée : on voit là en plein jour les résultats du combat spirituel territorial et politique, visant à l’hégémonie de chrétiens pour le Royaume de Dieu.
Réactions
L’ouvrage a suscité des réactions et des débats depuis sa publication. Le Réseau évangélique suisse (RES) estime que « si les conclusions du livre sont discutables, il a ceci de positif qu’il encourage les évangéliques à réfléchir à un sujet important : celui de la forme que nous donnons à notre engagement dans l’espace public. » Cependant, le RES ajoute qu’il « regrette toutefois la démarche adoptée qui, en visant souvent nommément des personnes, a blessé plusieurs d’entre elles. » Le RES annonce aussi pour très bientôt la parution d’un document de sa commission théologique intitulé « La Suisse est-elle une nation chrétienne ? ».
Pour Thierry Bourgeois, pasteur de l’église évangélique libre de la Rive-Droite à Genève, mentionné dans l’ouvrage, « le livre de Philippe Gonzalez ose mettre en lumière une tendance à la recherche d’influence dans la société (jusqu’à une certaine prise de pouvoir), tendance qui se nourrit davantage d’images de l’Ancien Testament que de l’attitude de service et de foi de Jésus dans l’évangile. Si le livre va trop loin en englobant facilement tous les évangéliques dans cette tendance, il permet néanmoins de faire un arrêt sur image et de réagir quant au rapport des églises évangéliques envers la société. Oui à une extension du Royaume de Dieu en suivant l’exemple de Jésus. Non à une extension basée sur la seule image de la conquête territoriale. »
On le voit : l’ouvrage de Philippe Gonzalez ouvre un débat à poursuivre. La sagesse de César García, secrétaire général de la Conf