Un tournant ?
Par Michel Paret, pasteur
Nous traversons un moment dramatique certes, mais historique. Du jour au lendemain, notre vie quotidienne est devenue singulière, étrange et incompréhensible. Ce vide aujourd’hui a quelque chose de sinistre, d’inquiétant. Nous sommes reclus dans nos coquilles.
Nous vivons au ralenti plusieurs états à la fois au lieu de n’en vivre qu’un à toute allure. Nous ne sommes pas malades, nous sommes malades, peut-être contaminés, peut-être demain, peut-être pas. On ne sait pas. L’arrogance est exclue d’office. Nous sommes à la merci d’une force microscopique qui a l’arrogance de prendre des décisions à notre place…
Anomalie
Une étrange comptabilité tient lieu d’arrière-fond à nos journées, nous sommes envahis par la sensation de perdre le contrôle. Notre normalité est suspendue et personne n’est en mesure de prévoir jusqu’à quand. Le temps de l’anomalie est venu. Nous devons apprendre à vivre dans cette anomalie, à trouver des raisons de l’accueillir qui ne soient pas uniquement la peur de mourir. Nous découvrons ce que les personnes malades, handicapées, certaines personnes âgées ou marginalisées ne connaissent que trop bien. Ces états ralentissent et rétrécissent la vie et révèlent ce qui est essentiel.
L’incertitude sur l’avenir, la peur de disparaître, la vie au conditionnel, l’espace restreint, les relations sociales réduites sont notre lot quotidien…
Coup de frein
Le temps vient de subir le plus inquiétant et le plus salutaire des coups de freins.
Le plus inquiétant car aucun temps de rechange n’est encore en vue et l’on ose à peine imaginer le prix de son effondrement. La vitesse de bolide à laquelle nous allions était en train de s’exercer aux dépens de la vie.
Dehors, on ne court plus contre le temps, on court pour soigner, pour trouver un vaccin, pour stopper le virus. La rapidité prend soudain son sens, comme chez les animaux qui, contrairement à notre espèce, savent être rapides sans être jamais pressés.
Refuge
C’est la maison qui nous sauve la vie. Elle se résumait souvent à n’être qu’à un simple dortoir. À présent elle redevient ce qu’elle a toujours été jusqu’à il y a encore quelques décennies : un espace protégé, un refuge, un lieu de salut.
La vie intérieure retrouve un toit. Avec le Covid-19 l’humain est de retour, par le biais du corps et par le biais de la nature. Tous les sentiments sont au rendez-vous. Tous renforcés : la peur, la solidarité, la méfiance, l’angoisse, le calme, le silence. En cet instant le monde entier habite à la même enseigne : dedans.
Vulnérabilité
Avec une certaine violence, il nous est signifié que nous sommes sur la même planète, avons le même corps, la même solitude, le même virus, la même envie de vivre et le risque de mourir.
L’épidémie nous rappelle en premier lieu, la profonde vulnérabilité humaine dans un monde qui a tout fait pour l’oublier. Nos modes de vie et tout notre système économique sont fondés sur une forme de démesure, de toute puissance consécutive à l’oubli de notre corporéité.
Aujourd’hui, la pandémie met en danger notre capacité à faire société en instaurant la méfiance plutôt que l’entraide.
Sens
La quarantaine offre l’occasion de réfléchir au fait que nous n’appartenons pas seulement à la communauté humaine. Nous sommes l’espèce la plus envahissant d’un fragile et superbe écosystème. L’augmentation de la température de la Terre est liée aux politiques sur le prix du pétrole et à nos projets de vacances, à l’extinction de la lumière dans le couloir et à la compétition économique entre les pays.
Cette épidémie est l’occasion de se demander ce qui a du sens dans une vie humaine : est-ce de prendre l’avion pour un séjour de quelques jours ou pour une conférence plus ou moins utile à l’autre bout du monde ? Acheter du miel qui vient du Brésil, tolérer que la viande ait traversé huit pays avant d’atterrir dans son assiette et qu’elle ait coûté autant de souffrances aux animaux ?
Le personnel et le global s’entrelacent de manière si énigmatique que nous sommes épuisés avant même d’avoir ébauché un raisonnement.
Comptes
Le psaume 90 renferme une invocation qui me revient souvent à l’esprit en ces heures : « Enseigne nous à bien compter nos jours, afin que nous appliquions notre cœur à la sagesse ».
Si elle me revient à l’esprit c’est peut-être parce que dans l’épidémie nous n’arrêtons pas de compter. Nous comptons nos malades et les guérisons, nous comptons les morts, les hospitalisations, les matinées de classe perdues, nous comptons les milliards brûlés par les bourses, les masques vendus et les heures qui nous séparent du résultat du test. Nous comptons les kilomètres qui nous éloignent du foyer de contagion… les jours qui s’écoulent avant la fin de l’urgence.
J’ai toutefois l’impression que le psaume nous suggère une autre attitude : enseigne-nous à bien compter nos jours pour que nous donnions de la valeur à nos jours. À tous, y compris à ceux qui nous apparaissent seulement comme un intervalle pénible. Réfléchissons à l’essentiel et ne permettons pas que toute cette souffrance passe en vain.
Valeurs
Face à une telle catastrophe, nous devons collectivement redessiner des manières d’habiter la Terre qui soient sages, et accueillent la pluralité du monde et des formes de vie.
Une prise de conscience se dessine autour de la valeur de la vie, de la nécessité de repenser notre lecture du monde social, la valeur des métiers, le sens d’une vie en commun. Mais ce n’est pas le projet de société que nous dessinent les gouvernants qui veulent faire tourner l’industrie pour repartir dans la sacro-sainte « croissance ».
Communauté
La confiance aux politiques est largement ébranlée. Que va-t-il se passer ici et dans le monde ?
Qu’est-ce que la contagion va changer ? Pour nombre d’entre nous, nous avons découvert la fragilité de l’échafaudage de la civilisation, sorte de château de cartes, colosse aux pieds d’argile.
La contagion a déjà compromis nos liens, les bouches cachées derrière les masques, les regards soupçonneux, l’obligation de rester chez soi, les « gestes barrières »… Alors que nous sommes inextricablement reliés les uns aux autres. Dans la contagion, nous redevenons une communauté.
Nous allons tous devoir veiller les uns sur les autres dans les mois à venir, tout en se tenant à distance. Nous allons devoir nous réinventer, réformer les rapports entre nous et revoir notre rapport au travail, mais aussi à l’Église et à la foi en Jésus-Christ !
Un tournant nous attend.
Michel Paret, pasteur
Texte élaboré à partir d’articles de Roberto Ferrucci, Paolo Giordano, Dominique Eddé, Corine Pelluchon, Claire Marin publiés en mars et avril 2020 dans Le Monde, ainsi que d’un article de Valentine Zuber dans l’hebdomadaire Réforme et d’un article de Bernard Horenbeek, La Nef, coopérative financière solidaire.