Prendre soin de la terre : mon chemin vers une agriculture plus respectueuse
J’ai repris la ferme familiale il y a 20 ans, à l’âge de 22 ans. Il s’agit d’une ferme transmise par mon grand-père, dont il avait lui-même hérité en 1951, et que mon père a exploité avec son frère pendant près de 40 ans. À cette époque, il s’agissait d’une exploitation en agriculture conventionnelle, principalement axée sur le rendement, comme beaucoup d’autres fermes au moment de la modernisation agricole. Nous y pratiquions l’élevage laitier, avec un petit atelier d’engraissement, complété par des cultures de céréales et de maïs destinés à l’alimentation du bétail ou à la vente.
L’ÈRE DE L’AGRICULTURE CONVENTIONNELLE
Dans l’après-guerre, les agriculteurs ont été encouragés à adopter ce type d’exploitation afin de « nourrir le pays ». Le discours dominant dans le milieu agricole mettait en avant les bénéfices des engrais, présentés comme une solution incontournable pour maximiser les rendements. À l’époque, l’utilisation du fumier restait de mise, mais elle tendait à passer au second plan au profit des engrais chimiques. Ces derniers étaient promus, notamment grâce au soutien de l’industrie qui cherchait de nouveaux débouchés pour ses produits après la fin des conflits. Par la suite, l’usage des engrais s’est intensifié : les cultures étant perçues comme « boostées » suite à leur utilisation.
Cette évolution a conduit de nombreux agriculteurs à modifier leurs pratiques sous l’effet d’un argumentaire valorisant la nécessité de produire en quantité suffisante, à moindre coût, et pour atteindre une certaine autosuffisance alimentaire. Toutefois cette quête de rendement a rapidement mené à des situations de surproduction. Une partie des récoltes, comme le blé de qualité meunière ou le maïs, a alors été détournée vers des usages non alimentaires : elles pouvaient par exemple être brûlées dans des chaudières ou transformées en biocarburants. Ainsi, aujourd’hui encore, une part significative du blé alsacien est destinée à la fabrication d’éthanol, commercialisé sous la forme de bioéthanol.
L’agriculture conventionnelle a également favorisé une certaine mondialisation des marchés, où les productions locales étaient orientées vers l’exportation, parfois indépendamment des besoins ou des prix locaux. Cette dynamique a forcément eu des répercussions sur l’environnement, avec notamment la pollution de l’eau par les nitrates et les phosphates. Aujourd’hui, les agriculteurs sont encouragés à corriger ces effets, notamment par des subventions pour soutenir des pratiques comme la culture de prairies ou la production de foin dans les zones sensibles.
LES IMPACTS DE L’INTENSIFICATION

Crédit photo David Sjunnesson
Dans cette quête incessante de productivité, de nouveaux défis sont apparus, comme les maladies des cultures et les attaques de ravageurs. Pour y répondre, des solutions chimiques ont été privilégiées : herbicides, insecticides et autres produits qui s’ajoutent à la pollution des eaux et des sols déjà impactés par les engrais. De plus, ces substances ne sont pas sans conséquences pour la santé de celui qui les manipule.
En matière d’élevage, nous avons été encouragés à utiliser le maïs comme fourrage entre 1970 et 1980, souvent sous forme d’ensilage pour stimuler la production de lait et l’engraissement du bétail. Mais pour équilibrer l’alimentation, il nous fallait rajouter du soja : l’aliment le plus riche en protéines, principalement importé des États-Unis, ce qui a engendré une dépendance des marchés internationaux. Par ailleurs, pour compenser le manque de fibres dans l’ensilage, les agriculteurs ont dû intégrer des compléments tels que de la paille ou même du miscanthus dans les rations.
L’intensification de la production laitière a aussi généré des excédents : des stocks de beurre, ou de lait en poudre ont dû être constitués pour éviter une chute des prix, et parfois même inonder certains marchés, notamment africains.
À l’instauration de la Politique Agricole Commune (PAC) en 1992, des aides étaient attribuées aux paysans en fonction des surfaces cultivées, notamment en maïs, blé ou soja, mais pas pour les prairies. Cela a poussé les exploitants à privilégier les cultures plus lucratives, à abandonner l’élevage, bien souvent au détriment des pratiques traditionnelles. Lorsque le prix du lait a baissé, cette production intensive est devenue moins rentable. À partir des années 2000, la disparition progressive des prairies naturelles a été constatée, ce qui a conduit la PAC à encourager leur réintroduction en subventionnant ces espaces.
Les agriculteurs ne sont pas les seuls responsables de ces évolutions. Elles sont le fruit d’un système structuré autour de subventions et d’orientations données par les chambres d’agriculture, elles-mêmes influencées par les grands groupes de l’agro-industrie. Les décideurs politiques, bien que souvent éloignés des réalités du terrain, ont aussi joué un rôle en favorisant ces modèles productivistes. Aujourd’hui, ces mêmes conseillers appellent à repenser les pratiques pour tendre vers des exploitations plus durables et autonomes.
UNE PRISE DE CONSCIENCE PROGRESSIVE
Petit à petit, au cours des dix premières années de mon activité, j’ai commencé à percevoir les failles de ce système malade. Je me suis rendu compte que quelque chose ne tournait pas rond et que peu de gens semblaient réagir. J’avais l’impression que « plus le poison est virulent, moins les gens le voient ». Il y a une sorte d’aveuglement, face à la puissance des lobbies. Les gouvernements européens, souvent confrontés à ces enjeux, peinent à trancher et privilégient, trop souvent, les intérêts économiques. Un exemple récent est la prolongation de l’autorisation du glyphosate, malgré les controverses. Autre cas symbolique : la déforestation liée à la production d’huile de palme reste un scandale. Les consommateurs se ruent pourtant toujours sur le Nutella !
Mais qu’est ce qui a progressivement provoqué cette prise de conscience chez moi alors que mes études agricoles m’ont formé à cette agriculture visant un rendement maximum ?
Pendant ma formation, j’ai fait un stage chez un agriculteur qui envisageait de passer en bio. À l’époque j’étais très sceptique, je n’y croyais pas du tout. Cependant, un an après, il a franchi le cap et cela m’a amené à réfléchir. Les dix années où j’étais en conventionnel, j’ai eu le temps de réaliser que la course au rendement favorisée par les subventions de la PAC avait un aspect pervers.À titre d’exemple, en 2012, comme beaucoup d’agriculteurs, j’ai suivi une formation obligatoire sur l’utilisation sécurisée des produits phytosanitaires : stockage, port de protections (masque, gants, combinaison, etc.), respect des zones d’épandage, entretien des bandes enherbées, entre autres. Pendant cette formation, j’ai interrogé le formateur sur cette obligation, et sa réponse m’a marqué : elle visait avant tout à protéger les fabricants en cas de problèmes liés à l’utilisation de leurs produits. J’ai réalisé que le but de la formation était d’éviter aux fabricants des problèmes juridiques ; mais indirectement, ils avouaient la toxicité de leurs produits pour l’homme et la nature.
L’IMPULSION DU CHANGEMENT
Trois ans plus tard, la naissance de mon premier enfant a été le déclic. Je ne me voyais plus utiliser ces produits chimiques en connaissant leurs impacts sur l’eau, l’environnement, sur ma santé ou celle de mes enfants. Cette prise de conscience m’a également amené à réfléchir à ma relation avec la nature, qui est au cœur de mon travail. La période de la Covid a souligné une vérité simple : la nature n’a pas besoin de nous pour exister, mais c’est nous qui avons besoin d’elle. C’est pourquoi il m’a paru essentiel et urgent de la préserver. Et puis, personnellement, cette réflexion s’est doublée d’une dimension spirituelle. En tant que chrétien, cette attitude qui visait à accorder les gestes à la parole me paraissait plus cohérente : travailler en harmonie avec la nature plutôt que chercher à la dominer ou à l’exploiter.
J’ai alors pris la décision de me « convertir en bio ». Mais je me suis rendu compte que je n’avais aucun bagage de connaissances, et qu’il n’y avait aucun conseiller ou collègues habité de cette sensibilité dans mon environnement. Grâce à Internet, j’ai trouvé des réponses à mes réflexions (conseils techniques, témoignages…). J’ai dû prendre une position plus humble face à la création, apprendre de la nature : la complexité de la fertilité naturelle, l’humus, le rôle des prédateurs. J’ai dû apprendre à réfléchir avant d’intervenir dans le fonctionnement de la nature, ne pas vouloir raccourcir les cycles des plantes, éradiquer les plantes dites « indésirables », modifier un cycle naturel avec le risque de déséquilibrer tout le système. Un fait marquant m’a appris les conséquences imprévues de certaines actions : il y a quelques années, en Franche-Comté, l’éradication des renards a entraîné une invasion de campagnols dans les champs avec des conséquences lourdes sur les cultures. Cette lutte ciblée a engendré un déséquilibre dans l’écosystème.
APPRENDRE À TRAVAILLER AVEC LA NATURE PLUTÔT QUE CONTRE ELLE

Crédit photo : Gabriel Jimenez
En agriculture conventionnelle, le sol est souvent considéré comme un simple support sans vie où tu rajoutes tout ce qui est nécessaire pour assurer une récolte régulière ; et en cas de problème, une réponse chimique est apportée. Au travers de certaines pratiques, comme le respect d’une rotation de cultures, j’ai constaté que de nombreux problèmes pouvaient être atténués. 60 % des déséquilibres disparaissent simplement en diversifiant les cultures et en tolérant la présence de certaines plantes spontanées, à condition qu’elles ne deviennent pas envahissantes.
Quant à l’alimentation des animaux, je nourrissais le rêve d’abandonner l’ensilage, conscient que ce n’était pas idéal pour leur santé. Un technicien agricole m’a interpelé un jour : « la ration d’ensilage d’une vache, 20 kg par jour, c’est comme une rasade de whisky ! Tu fragilises tes vaches ! ». J’ai aussi entendu le vétérinaire annoncer devant une vache malade : « Elle a le foie foutu… je vais essayer les hépato-protecteurs ». Moi, je souhaite le meilleur pour mes vaches. J’ai donc semé des prairies temporaires (sur une durée allant jusqu’à cinq ans) alternant trèfle, luzerne et d’autres plantes pour offrir une alimentation plus variée et naturelle. De plus, je ne pratique plus l’engraissement intensif et privilégie une approche respectueuse des cycles naturels. Un hangar supplémentaire me permet de sécher l’herbe en foin de qualité. Lorsqu’on nourrit le bétail avec du foin et du regain, on respecte la nature primaire des vaches qui sont des herbivores. Ces choix ont eu un impact direct : moins de maladies, une meilleure santé pour les animaux, et une production laitière certes moindre, mais de meilleure qualité.
DE NOUVEAUX DÉFIS À SURMONTER
Lorsque j’ai décidé de passer en agriculture biologique, les réactions de mon entourage étaient variées. Certains de mes collègues étaient sceptiques, surpris par la rapidité de ma transition, réalisée en seulement deux ans. Ils me connaissaient pour l’attention que je portais à bien maîtriser la propreté des champs et pour mes bons rendements. Mes proches, eux, s’inquiétaient davantage des implications financières. Comme beaucoup d’exploitations, ma ferme devait faire face à des crédits à rembourser, et la rentabilité d’une agriculture sans engrais leur paraissait incertaine. Et puis, pourquoi écorner sa réputation en tolérant des champs moins « propres » ? Mais dans cette démarche, j’ai pu compter sur le soutien de mon épouse. Nous avons choisi de cheminer ensemble, dans la prière pour ces grandes décisions.
Je réalise aujourd’hui que je suis revenu à une organisation que les anciens essayaient de maîtriser avant la mécanisation connue aujourd’hui : intégrer la culture et l’élevage qui fournit, avec le fumier, un amendement naturel. Ce n’est pas pour autant un « retour à la bougie » : le séchoir à foin optimise sa qualité et permet une coupe progressive de l’herbe ou de la luzerne ; le robot de traite nous a aussi donné de la souplesse dans notre quotidien. Mais, quand on réfléchit, la traite n’est une contrainte que parce que se faire remplacer est difficile, tant que le lait n’est pas payé à un juste prix.
À la suite de la pandémie, les consommateurs ont diminué de 50 % leurs achats en produits bio, ce qui a conduit ma coopérative à sortir de ce label. Cela révèle que les prix pratiqués ne sont pas toujours accessibles à une large part de la population, malgré la qualité et la valeur de ce produit. Une politique européenne ambitieuse pourrait permettre à une plus grande part de la population d’accéder à ces produits nobles, mais ce n’est pas encore une réalité. On m’a donc proposé un prix du lait plus bas en conventionnel, mais, de manière miraculeuse, j’ai trouvé un débouché intéressant pour mon « lait de foin » auprès d’un fromager.
Par ailleurs, j’ai pris conscience que l’étiquette bio, bien qu’importante, ne garantit pas toujours une réelle cohérence dans les pratiques. Elle peut être utilisée pour des produits « biosourcés », du « biogaz », ou encore du « biocarburant », transportés sur de longues distances, ce qui va à l’encontre de ma vision. Je souhaite rester libre de produire en harmonie avec la nature, avec des pratiques respectueuses et proches du vivant. Par exemple : l’avantage du bio, c’est que je sais que le blé sera transformé en farine boulangère. La part moins bonne servira à l’alimentation animale. Mais il ne sera pas transformé en carburant.
VERS UN MODÈLE AGRICOLE PLUS DURABLE

Crédit photo Annie Spratt
Je suis à contre-courant du système dominant, mais je ne blâme pas ceux qui restent dans un système conventionnel. Je mesure pleinement qu’une véritable conversion exige un changement profond de mentalité. Un jour un ami m’a dit : « Si tu n’es pas bio dans ta tête, tu risques de paniquer. » Cela signifie qu’il faut lâcher cette posture de contrôle absolu sur la nature. Tu « fais au mieux ». Il est essentiel d’anticiper et d’intervenir de manière préventive. Et parfois d’accepter qu’une partie des récoltes puisse être perdue à cause des maladies ou des ravageurs. Aujourd’hui je ne regrette rien de cette évolution qui me met plus à l’écoute de la création.
Il ne s’agit pas seulement de produire autrement, mais de vivre autrement, en cohérence avec mes valeurs. Ce changement va au-delà de l’agriculture : il s’inscrit dans une démarche de respect de la création, de préservation de ce qui nous entoure et de transmission d’un modèle durable pour les générations futures.
Cette manière de produire en harmonie avec la nature me pousse parfois à rêver de partager davantage cette expérience avec mes voisins ou les membres de ma communauté chrétienne. L’enjeu serait d’offrir à tous un accès à des produits de qualité, tout en reconnectant chacun à la réalité de l’agriculture et de l’élevage. Aujourd’hui, mon espoir est de voir émerger un système qui soutient réellement les agriculteurs engagés dans cette voie, tout en reconnectant les consommateurs à l’importance d’une alimentation saine, locale et responsable. Changer de modèle demande du courage, mais c’est une nécessité pour bâtir un avenir où l’agriculture reste une alliée précieuse pour l’homme et pour la planète.