L’intelligence artificielle : défis pour la société et les chrétiens
Depuis le lancement de ChatGPT en novembre 2022, l’intelligence artificielle générative a connu un essor fulgurant. Cette révolution technologique ne laisse personne indifférent, pas même les communautés chrétiennes qui découvrent progressivement les potentialités et les dangers de ces nouveaux outils. Le Global Missional AI Summit¹ se donne même pour mission de montrer comment l’IA peut être mise à profit pour la croissance spirituelle et la traduction de la Bible. Face à cette transformation, une question fondamentale émerge : comment appréhender cette technologie qui bouleverse nos rapports à la connaissance, à la vérité et aux relations humaines ?
UNE AMBIVALENCE FONDAMENTALE
Contrairement aux approches binaires qui présentent la technologie comme intrinsèquement bonne ou mauvaise suivant l’usage qui en est fait, la réalité s’avère plus complexe. L’IA est fondamentalement ambivalente : elle produit simultanément et inséparablement des effets bénéfiques et des conséquences délétères. Cette compréhension nous interdit toute naïveté technologique et nous oblige à regarder en face les multiples enjeux que soulève cette innovation et ses risques qui touchent aux fondements même de notre humanité et de nos sociétés.
L’IA générative défie d’abord notre rapport à la vérité. ChatGPT, malgré ses performances hors normes, reste un système probabiliste qui génère une part d’informations erronées avec une assurance déconcertante. Le risque de prendre ces sources pour fiables interroge notre capacité collective à distinguer le vrai du faux, ce qui est particulièrement préoccupant à une époque où la désinformation prolifère.
PROMESSE TECHNOLOGIQUE, ENJEUX HUMAINS
Au-delà de la vérité, c’est notre rapport au temps qui se trouve questionné. Si l’IA peut nous affranchir de certaines tâches répétitives, elle nécessite parallèlement une armée de « travailleurs du clic » pour vérifier et filtrer les contenus. Cette économie cachée révèle les contradictions d’un système qui prétend libérer l’humain du labeur tout en créant de nouvelles formes d’exploitation. Derrière l’apparente dématérialisation de l’IA se cache une réalité physique considérable. L’empreinte carbone de ChatGPT et des autres IA génératives est gigantesque et croît de façon exponentielle.
L’enjeu géopolitique n’est pas moins préoccupant. L’IA cristallise les rapports de force principalement entre Américains et Chinois. Cette concentration du pouvoir technologique entre quelques mains soulève des questions démocratiques majeures.
Autre enjeu encore : comment préserver l’esprit critique et l’éducation à la réflexion quand l’IA tend précisément à affecter nos capacités de pensée critique ? Cette question devient cruciale quand on observe que les jeunes, habitués aux écrans et aux sollicitations constantes, perdent progressivement leur faculté de concentration et de lecture profonde. L’accès immédiat au résumé de n’importe quels article ou pensée d’auteur nous dispense même de la nécessité d’apprendre. Comme le souligne la chercheuse Maryanne Wolf², lire c’est comprendre, c’est vivre une expérience cognitive et affective qui transforme intérieurement et forme l’empathie. La disparition de cette faculté contribue à la polarisation croissante de nos sociétés et affaiblit les fondements du raisonnement critique et complexe.
TRANSMETTRE LA PAROLE À L’ÈRE DES ALGORITHMES
Pour les chrétiens, l’IA pose des défis particuliers et soulève une question théologique fondamentale concernant la transmission de la Parole. Une IA nourrie de tous les textes chrétiens « dignes de confiance » produirait sans doute des réponses plus documentées que n’importe quel pasteur. Mais s’agirait-il pour autant d’un authentique ministère de la Parole ? La foi chrétienne repose sur une Parole qui n’est pas simple information, mais événement, rencontre, incarnation. Cette Parole divine s’est faite chair en Jésus et ne peut se transmettre que de personne à personne, dans une relation vivante. Réduire l’annonce de l’Évangile à un calcul de probabilité relèverait de la pure mascarade.
LA VOIE DE LA NON-PUISSANCE
Face au dilemme entre adoption et refus de l’IA, le théologien Jacques Ellul propose une troisième voie inspirée de l’exemple du Christ : la non-puissance. Frédéric Rognon définit cette approche comme « la capacité de le faire et le choix de ne pas le faire ». « En tant que disciples du Christ, les chrétiens sont invités à le suivre sur un chemin de non-puissance : ne pas faire tout ce qui est à leur portée, mais discerner parmi tous les possibles ce qui est connecté à la vie et à l’amour³. »
Cette approche n’implique pas un rejet systématique de la technologie, mais plutôt que de viser toujours l’efficacité technologique, elle invite à une hiérarchisation claire des priorités. L’essentiel réside dans la qualité de la relation, la vérité de la parole échangée, la profondeur de la rencontre – dimensions irréductibles à toute optimisation algorithmique. Il s’agit de développer un regard critique sans tomber dans la technophobie, d’utiliser ces outils sans se laisser dominer par eux.
Une telle démarche passe par l’éducation, la formation de l’esprit critique, et surtout par la préservation de ce qui fait l’essence de notre humanité : la capacité de relation authentique, de créativité véritable, de parole incarnée. Dans un monde où les machines excellent dans la reproduction du « déjà-dit », notre force unique réside dans notre capacité à produire de l’inédit, du jamais-dit, du véritablement libre.
² Pour aller plus loin, cf. deux articles sur Maryanne Wolf et la lecture profonde : https://www.philomag.com/articles/maryanne-wolf-il-est-possible-que-lexperience-de-lecture-profonde-satrophie-ou-se-perde
https://www.letemps.ch/culture/livres/maryanne-wolf-le-numerique-a-deja-change-notre-facon-de-lire?
³ www.eks-eers.ch/fr/blogpost/jacques-ellul-et-lintelligence-artificielle/

