Lettre ouverte à Maître Jean Calvin
Dans le cadre du 500e anniversaire de la naissance de Calvin et après un article présentant la particularité de sa pensée, voici un article plus critique, du point de vue anabaptiste.
En passant à Genève au Musée d’histoire de la Réformation, on m’a pris en photo. L’anabaptiste que je suis a souri, car à votre époque, Maître Calvin, je n’y aurais pas fait long feu ! Mes convictions sur le baptême de croyants adultes et sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat vous auraient semblé des obstacles insurmontables.
Vous êtes né en Picardie en 1509 (et mort en 1564) : c’est l’occasion de vous souhaiter un bon anniversaire ! J’apprécie sincèrement une partie de votre oeuvre, mais je voudrais aussi faire le point sur un certain nombre de choses.
DETTE DE RECONNAISSANCE
J’ai lu beaucoup de vos écrits et j’admire votre infatigable labeur de systématicien, de commentateur et de prédicateur de la Bible. J’ai posé les bases de ma réflexion théologique à partir de votre Institution de la Religion Chrétienne. J’ai retenu de vous quelque chose de fondamental : la notion d’alliance, la manière dont Dieu agit en faveur de son peuple sur terre.
J’apprécie de m’adresser à vous sans que vous ne m’interrompiez. A l’époque, il n’y avait guère que Sébastien Castellion pour vous tenir tête. Contrairement à vous, il n’a pas menacé de recourir au magistrat et n’a pas pu élaborer sa réflexion à l’abri de murailles. Vous avez tenté de vous démarquer de la tendance de Zurich et de Berne de faire de l’État le maître de la religion : vous avez voulu rendre à l’Église son autonomie. Mais du coup, vous avez soumis les magistrats aux pasteurs, sur le terrain religieux et moral.
BEL ÉCHAFAUDAGE THÉOLOGIQUE
Vous avez édifié le plus beau des systèmes théologiques, mais en forçant au passage certaines doctrines. Vous avez intégré les thèses de Luther sur la corruption totale de l’homme pécheur, le salut par la foi seule, l’autorité exclusive des Écritures. Nous vous devons d’avoir montré qu’être « biblique », c’est se baser sur ce qui est évident dans la Bible, corroboré par plusieurs textes clairs. Mais le système que vous avez proposé ne correspond pas forcément à l’équilibre évangélique biblique et aux objectifs poursuivis par Dieu dans sa révélation, la Bible. Je pense à la double prédestination et à l’analogie entre la circoncision et le baptême des nourrissons que vous avez soutenus, contrairement aux Écritures et à la pratique des apôtres. Vous pensiez ainsi sauver l’honneur divin, mais je pense que vous vous êtes trompé. Pour vous, les enfants des chrétiens, tout comme les enfants juifs à l’époque, reçoivent avec leurs parents la promesse du salut. Vous lisez la relation entre les deux Testaments de manière plate ! Là, nous divergeons, et vous cherchez ce que vous voulez trouver là où l’Ecriture n’est pas explicite.
J’ai néanmoins reçu beaucoup de bonnes choses de vos écrits et de ceux qui ont cherché à vous représenter. J’ai aimé la rigueur de vos propos, votre détermination à offrir unculte entier à Dieu, corps, âme et esprit, votre volonté déclarée de ne laisser la gloire qu’à Dieu seul, à observer les commandements. Nous sommes en famille lorsque vous dites que « Christ ne justifie personne qu’il ne sanctifie en même temps » (I.C. III, XVI, 1). Les anabaptistes communautaires ont apprécié votre accent sur la grâce et sur une Eglise disciplinée, une Eglise à la morale digne, afin de participer à la cène. La foi et le comportement doivent en effet être en cohérence.
Nous partageons votre sens de la majesté du Dieu souverain et infiniment grand, votre accent sur la transcendance, séparant nettement la créature et le Créateur. Même votre idée de Dieu comme législateur nous plaît bien. Néanmoins, nous ne sommes pas d’accord sur le contenu de la loi de Dieu pour les chrétiens dans la société : pour nous, Jésus- Christ est normatif également en matière d’éthique sociale.
OMBRE AU TABLEAU
A Genève avant 1542, les anabaptistes pouvaient prendre la cène ; ce n’était plus le cas après. Leur refus de s’aligner sur votre manière de voir entraînait – reste de constantinisme – l’exclusion de la ville par le bras séculier, parfois manu militari. Vous saviez pourtant ce que signifiait être réfugié, car vous avez été accueilli en Navarre, à Genève, à Bâle, à Ferrare ou à Strasbourg… Même les écoliers genevois étaient encouragés à dénoncer les anabaptistes. Votre obsession : vous justifier de l’accusation d’être un révolutionnaire.
Maître Calvin, vous aviez de drôles d’idées sur nous, procédant trop souvent par amalgame. Vous mélangiez les anabaptistes zurichois avec les anabaptistes melchiorites (dont votre femme et son premier mari faisaient partie). Vous leur reprochiez – à juste titre concernant les melchiorites – de séparer la Parole écrite de l’Esprit. Vous avez à l’occasion distingué les anabaptistes révolutionnaires des pacifiques. Vous avez voulu réfuter nos sept articles de Schleitheim (1527), avec une gouaille mordante et satirique, dans la Briève instruction pour armer tous bons fidèles contre les erreurs de la secte commune des anabaptistes (1544).
ADMIRATION MITIGÉE
L’alternative anabaptiste à l’Église d’État ne vous intéressait pas. Elle représentait la folie de la croix et la vulnérabilité de la proclamation de la Parole. Que serait-il arrivé si Zwingli, Bucer ou vous l’aviez suivie ? Les guerres de religions auraient-elles eu lieu ? Le premier martyr anabaptiste Félix Mantz, écrivant au conseil de la ville de Zurich en 1524, affirmait : « La législation civile ne sera ni affaiblie ni améliorée par le baptême [anabaptiste] ». Mais cela vous ne l’avez pas vu. Dommage pour la cause de la Réformation et, selon moi, pour la gloire de Dieu qui vous était si chère…
Nos communautés ont longtemps été clandestines et vos paroisses officielles là où le magistrat vous était favorable. Depuis, des pages se sont tournées et il est possible de vous traiter comme un frère en Christ, tranquillement, même si nous n’avons pas toujours été d’accord.
Mon propos est donc teinté d’admiration et de remarques critiques. Ma lettre vous parviendra-t-elle ? Parfois, je m’interroge : après les terribles guerres de religions, la Révolution française, le Siècle des lumières et à l’époque de la mondialisation, que feriez-vous aujourd’hui ? Qu’enseigneriez-vous ? Nous en rediscuterons… Dieu voulant. En attendant, bon anniversaire !