Réfléchir sérieusement à l’éthique chrétienne
Un livre récent présente la pensée des églises évangéliques dans le domaine de l’éthique chrétienne. Un livre de référence qui fait suite à un volume similaire sur les questions de doctrine (« Pour une foi réfléchie »). Rédigé dans un style abordable par tous, avec des questions de jeunes, de courts excursus explicatifs, des dessins humoristiques… Interview avec deux des porteurs de l’ouvrage, Louis Schweitzer et Luc Olekhnovitch.
Christ Seul : Diriez-vous que la réflexion éthique est le parent pauvre chez les évangéliques ?
Luc Oleknovitch :
Je dirais qu’il y a des positions morales fragmentaires, surtout sur la morale sexuelle, qui reposent sur quelques versets, mais pas de vision globale et une absence de réflexion sur des pans importants qui nécessitent une réflexion éthique. Sur quoi repose mon choix d’un métier par exemple ? Est-ce que j’intègre son impact humain ? écologique ? Quel doit être le rôle de l’église dans la société, doit-elle se prononcer sur les options de certains partis politiques ? Ce livre envisage aussi des champs inexplorés par les évangéliques comme l’éthique animale. à un jeune qui avait été choqué par une vidéo sur les mauvaises conditions faites aux animaux dans un abattoir, j’ai pu montrer qu’il y avait un chapitre sur ce sujet dans ce livre et il était très content de trouver une réflexion chrétienne sur le sujet !
Louis Schweitzer :
De manière plus générale, je crois en effet que les évangéliques ont souvent mis l’accent sur la doctrine, sans toujours voir la place essentielle de l’éthique dans la vie de disciple. Ils se sont également surtout intéressés à certaines questions, tournant souvent autour de la sexualité. C’est sans doute un des apports de la tradition anabaptiste d’avoir fait de l’éthique une partie intégrante de la vie chrétienne ou, comme le dit Stanley Hauerwas, de rappeler que l’église est une éthique sociale.
En quoi l’éthique chrétienne est-elle importante et en quoi cet ouvrage peut-il être utile ?
Luc Oleknovitch :
Les chrétiens des années 1950 en Occident partageaient une morale commune avec le reste de la société. Ce n’est plus le cas aujourd’hui : l’éthique sexuelle est un champ de bataille, cela trouble la société, mais aussi les églises ; il n’est de voir que la question de la bénédiction des couples homosexuels. Entre l’accueil ou le rejet inconditionnels, il faut réfléchir à ce qu’est véritablement l’amour chrétien et pouvoir l’argumenter.
Louis Schweitzer :
Et dans bien d’autres domaines, dans une société qui n’a effectivement plus guère de repères communs, il est capital que les chrétiens puissent réfléchir aux conséquences pratiques de leur foi pour toutes les questions qui concernent la vie.
Pouvez-vous donner un exemple de la démarche de réflexion éthique proposée par le livre ? Quelle est la « méthode » du livre qui pourra aider le lecteur dans sa propre réflexion éthique
Louis Schweitzer :
La première partie du livre s’intéresse en effet à la « méthode ». Elle veut permettre au lecteur de réfléchir par lui-même, aussi à des questions qui n’auront pas été traitées dans cet ouvrage. La thèse principale est que nous devons nous garder de prendre la Bible comme un recueil de recettes ou de « piquer » quelques versets par-ci par-là pour justifier notre position. Nous devons lire la Bible « en relief » et non comme un très gros livre dont toutes les pages nous concerneraient de la même manière. Certes, toute la Bible est inspirée et importante pour nous, mais nous devons la lire à partir de son centre qui est la révélation parfaite de Dieu en Jésus-Christ. L’Ancien Testament sera ainsi lu à la lumière du Christ.
Parmi les neuf chapitres du livre, le plus gros (une centaine de pages) est consacré au corps. Pourquoi une telle place, alors même que d’autres chapitres en parlent aussi (sexualité, naissance et mort) ?
Luc Oleknovitch :
Le corps est un énorme enjeu éthique aujourd’hui. Ce ne sont pas seulement les interventions sur le corps qui posent un problème éthique (du simple tatouage au changement de sexe), mais la conception même du corps comme une entreprise personnelle. En nous enjoignant d’être les entrepreneurs de notre corps, la publicité, les médias, créent un poids normatif énorme que certains ne supportent pas (anorexie) et une marginalisation des non conformes : handicapés, etc. Nous sommes une société des apparences où il n’y a plus de repères et où l’on se raccroche au corps physique comme seul repère, seule identité ; je pense que cela explique le succès étonnant du tatouage. Mais faire de notre corps notre seul horizon est désespérant (il va nous lâcher) et aliénant (on court après des normes qu’on n’arrive pas à atteindre). Je crois que c’est particulièrement vrai pour les jeunes qui sont très exposés à cette dictature de l’apparence. D’où l’importance d’une éthique chrétienne du corps qui écarte à la fois un culte et un mépris du corps pour tourner les regards vers un Dieu miséricordieux pour nos misères corporelles et spirituelles. Le Dieu chrétien nous apprend à être miséricordieux aussi pour notre corps ! Et puis, la formidable espérance de notre résurrection dans un corps non plus misérable mais glorieux nous annonce que ces misères sont provisoires ! La misère encore de notre corps sera abolie par la miséricorde finale du corps de résurrection, don du Christ.
L’auteur de la partie traitant de la peine de mort ne s’y oppose pas. Comment concilier cela avec l’affirmation selon laquelle il faut lire la Bible « en relief » et donc privilégier au final « ce qui nous vient de Jésus » (p. 78), lui qui ne condamne pas à mort la femme adultère ?
Louis Schweitzer :
On pourrait donner plusieurs réponses à cette question. La première, c’est que nous avons essayé de mentionner dans le texte même que, sur certains sujets, les évangéliques pouvaient avoir des positions différentes. La deuxième, c’est que les auteurs de cet ouvrage n’ont pas tous eux-mêmes les mêmes convictions. Si c’est moi qui ai écrit le chapitre concernant les principes, c’est Daniel Arnold qui a écrit celui qui aborde la peine de mort (même si le sujet est aussi abordé ailleurs, comme l’indiquent les tables, en fin de volume). Or, celui-ci a écrit un livre qui défend des principes assez différents de ceux que je propose. Je crois que c’est une bonne chose que notre livre soit ainsi pluriel. Cela rappelle que nous ne devons pas le lire comme « la » vérité sur les sujets traités. Il y a, dans le monde évangélique francophone (et ce serait encore plus vrai dans le monde anglophone), des positions différentes. Nous souhaitons donner au lecteur des instruments pour lui permettre de réfléchir par lui-même et de se faire ses propres convictions.
Y a-t-il un sujet précis que vous auriez aimé voir traiter et qui est absent du livre ? Le mennonite qui pose cette question note à regret l’absence (sauf erreur) du thème de l’armement…
Louis Schweitzer :
Bien sûr. Il suffit de relire pour trouver des choses que nous aurions aimé y mettre ou dire autrement. Et cela sera peut-être possible pour une autre édition. Mais, c’est sans doute inévitable pour un ouvrage qui veut parler d’éthique en abordant autant. C’est la vie entière qui est concernée. C’est bien pourquoi nous avons essayé de parler des principes, aussi dans la partie qui concerne l’éthique sociale. C’est au lecteur de continuer le travail commencé sur bien des sujets et je suis certain que chacun aura des regrets différents. Mais j’espère également que celui qui aura pris la peine de lire ce « petit » livre (petit au regard de la taille des sujets traités) aura en main des instruments pour réfléchir un peu plus loin.
Le protestantisme évangélique est influencé par les traditions venant de Luther, de Calvin et des anabaptistes. Qu’apporte chacun de ces courants à l’éthique chrétienne ?
Louis Schweitzer :
Pour le dire très vite, je crois que Luther nous rappelle le caractère absolument central de la grâce. Nous ne sommes pas sauvés par la qualité de notre éthique, mais par la grâce de Dieu. Et nous devons nous en souvenir toujours, car la tentation est grande de retomber dans le légalisme sous une forme ou une autre.
Louis Schweitzer : Pour le dire très vite, je crois que Luther nous rappelle le caractère absolument central de la grâce. Nous ne sommes pas sauvés par la qualité de notre éthique, mais par la grâce de Dieu. Et nous devons nous en souvenir toujours, car la tentation est grande de retomber dans le légalisme sous une forme ou une autre.
Calvin a insisté sur l’importance de l’enseignement biblique pour que nous menions une vie chrétienne cohérente. Certes, l’Esprit Saint nous conduit, mais nous avons besoin de la lumière qu’apporte la Parole de Dieu.
Enfin, l’éclairage anabaptiste insiste sur le fait que nous sommes avant tout disciples de Jésus et que c’est lui que nous sommes appelés à suivre. C’est ce qui explique le caractère central de la révélation en Jésus-Christ pour connaître la volonté de Dieu pour nous et comprendre l’ensemble des Ecritures.
Les auteurs du livre sont issus des Eglises évangéliques. Ils renvoient à des ouvrages écrits par des évangéliques, des protestants, des catholiques. Est-ce à dire qu’il y a accord de l’ensemble des chrétiens en matière d’éthique ?
Luc Oleknovitch :
Il y a effectivement une convergence de beaucoup d’éthiciens évangéliques sur des questions d’éthique familiale surtout avec des éthiciens catholiques qui mettent l’accent sur le respect de la création humaine, de son ordre comme respect d’une « écologie humaine ». En revanche, les éthiciens évangéliques s’éloignent d’une éthique exaltant la seule autonomie humaine, même s’ils sont attentifs à une éthique qui n’écrase pas les consciences de poids insurmontables.
Louis Schweitzer :
Comme nous l’avons déjà vu, s’il y a de grandes convergences entre chrétiens, il y a aussi de fortes différences, jusque chez les évangéliques. Cela varie avec leur conception de leur rapport avec la société : séparation ou coopération, conquête ou témoignage ! La conception de l’éthique sociale de l’Eglise, du rapport au politique, peut varier beaucoup entre des théonomistes qui veulent une christianisation de l’Etat, et des évangéliques qui insistent sur l’Eglise comme communauté de témoins et qui optent pour le pacifisme.
Il n’y pas ou plus de socle commun (religieux ou autre) pour fonder une éthique commune dans les sociétés post-chrétiennes. Comment réguler les divers discours éthiques en présence dans une société démocratique ?
Luc Oleknovitch :
S’il n’y a plus de convergences globales, il y a des points d’accord avec des personnes qui ne partagent pas notre foi sur l’éthique sociale : refus de mettre l’argent avant l’humain ou refus de l’instrumentalisation du corps (mères porteuses).
Louis Schweitzer :
C’est une des difficultés de nos sociétés. Les grandes questions ne pourront être réglées que par le débat entre des personnes ayant des éthiques différentes. Des commissions facilitent ces échanges depuis l’hôpital de la ville jusqu’au niveau national. Mais elles ne sont, le plus souvent, que consultatives et c’est le pouvoir législatif qui aura le dernier mot. Cela revient à dire que les équilibres trouvés sont toujours révisables et fragiles.
Propos recueillis par Michel Sommer
Louis Schweitzer, professeur d’éthique et de spiritualité à la Faculté libre de théologie évangélique de Vaux-sur-Seine
Luc Olekhnovitch, pasteur, Eglise évangélique libre de Viry-Châtillon, président de la Commission d’éthique protestante évangélique
Présentation
– Vivre en chrétien aujourd’hui – Repères éthiques pour tous, sous la direction d’Alain Nisus, Luc Olekhnovitch, Louis Schweitzer, La Maison de la Bible, 2015
– 798 pages !
– 9 chapitres : Les bases d’une éthique chrétienne – Les autres – Le corps – La vie et la mort – La famille et la sexualité – L’argent – Le travail et les loisirs – La société et l’état – La nature
– Parmi les auteurs, en plus des trois éditeurs : Henri Blocher, Frédéric de Coninck, Paul Hege…