«Car ils ne savent pas ce qu’ils font» : le mécanisme du bouc émissaire
Dans un groupe ou une société, il est utile de comprendre comment se fabrique un bouc émissaire, phénomène qui peut aussi se produire dans les Eglises… éclairage par un spécialiste en approche systémique de la famille, en médiation et en transformation des conflits.
Le nouveau pasteur était là depuis début juin, et les plaintes avaient immédiatement commencé à se propager. « Il s’est installé dans l’Eglise comme un roi dans son château ! » En tant que nouveau pasteur, il voulait apprendre à connaître les membres de l’Eglise ; il mit donc l’accent sur les visites pendant ses premières semaines. Les râleurs dirent : « Il n’est jamais disponible au bureau ! » Il commença donc à passer plus de temps dans son bureau et les critiques arrivèrent : « Il ne fait pas assez de visites ! »
Au cours de ces premières semaines depuis l’arrivée du pasteur, la secrétaire de l’Eglise, qui voulait tout contrôler, s’agaça que le nouveau pasteur ne l’écoute pas vraiment quand elle insistait pour qu’il fasse comme le pasteur précédent ; elle démissionna. Les accusations fusèrent dans l’Eglise : « Il a renvoyé notre secrétaire bien-aimée ! » En réalité, elle avait démissionné dans un accès de colère, même après qu’il l’eut encouragée à rester pour qu’ils trouvent le moyen de travailler ensemble à des solutions.
Au cœur de ce conflit grandissant, une tragédie personnelle frappa le pasteur. Son neveu fut tué dans un accident. Après qu’il eut partagé sa peine avec les membres de l’Eglise, se demandant comment Dieu pouvait permettre que cela arrive à un enfant innocent de 10 ans, les critiques en coulisse incluaient des commentaires comme : « Comment ose-t-il remettre en question la volonté de Dieu ? »
Quand le pasteur et sa femme allèrent visiter sa sœur en deuil dans un état voisin, ils eurent un accident qui détruisit leur voiture. Plus tard, la femme du pasteur confia : « Heureusement, Dieu nous a épargnés ; mais à notre retour, c’était comme si certains membres auraient préféré que nous ne revenions pas. Mon mari a été mis à l’écart d’une réunion du conseil d’Eglise ; il a été dénigré en public par l’ancienne secrétaire de l’Eglise ; c’était le début d’un processus au cours duquel nous avons été sans cesse surveillés par les anciens et les autres. » Rapidement, une pétition fut lancée pour voter le licenciement du pasteur en assemblée générale.
L’ANXIÉTÉ DANS UN GROUPE
Il n’est pas rare de faire des pasteurs, ou d’autres responsables, des boucs émissaires. La pensée systémique familiale nous dit que l’anxiété au sein d’un système, que ce soit une famille, une Eglise ou une autre organisation, se concentrera de manière prioritaire, soit sur la personne en position de responsabilité principale, soit sur quelqu’un en position de vulnérabilité. Quand c’est la même personne – qui a une responsabilité importante, et qui traverse aussi une période de vulnérabilité dans sa vie –, les attaques peuvent devenir brutales.
Dans le cas de notre pasteur, on attendrait de la communauté qu’elle se rassemble pour le soutenir après la mort d’un jeune membre de sa famille, décès suivi d’un grave accident de voiture. Alors, pourquoi a-t-elle fait le contraire ?
Une des idées centrales de la systémique familiale est que nous avons davantage en commun avec les formes de vie inférieures que nous ne voulons le reconnaître. Lequel des zèbres est attaqué par les lions dans la jungle ? C’est souvent celui qui boîte ou un jeune poulain ; ceux qui sont vulnérables deviennent la proie du lion. C’est malheureux, mais nous, les humains, nous faisons exactement la même chose.
Pour comprendre comment les Eglises peuvent contribuer à créer des boucs émissaires comme dans l’histoire du nouveau pasteur (ci-dessus), nous devons comprendre ce qu’est l’anxiété et comment elle agit sur les systèmes de relations humaines. La définition de l’anxiété en systémique est « la réaction émotionnelle à une menace réelle ou imaginée ». La réaction à une menace réelle est nommée « anxiété aiguë » et la réponse à une menace imaginée est appelée « anxiété chronique ».
L’anxiété aiguë est liée à des facteurs de stress immédiats qui peuvent arriver dans un système relationnel. Il peut y avoir un début de réaction dans les relations lors de périodes d’anxiété aiguë. Cependant, le plus souvent, les gens répondent à des moments d’anxiété aiguë de façon à dissiper l’anxiété et à restaurer l’équilibre dans le système relationnel.
Quand des moments d’anxiété aiguë ne sont pas abordés correctement, l’anxiété se cache, en laissant un résidu d’anxiété chronique dans le système. L’anxiété chronique n’est pas visible immédiatement, mais elle est toujours présente.
Quand un autre incident amène de l’anxiété aiguë, même s’il est mineur, la réaction émotionnelle à cet incident peut dépasser les bornes. Quand on observe une réaction disproportionnée à un incident d’anxiété aiguë, c’est l’indication claire que la réaction est alimentée par la mémoire émotionnelle des incidents d’anxiété aiguë passés qui n’ont pas été résolus. De fait, l’anxiété chronique a généralement des racines profondes dans l’histoire d’un système relationnel.
Dans notre étude de cas, la place manque pour évoquer toutes les sources d’anxiété chronique au sein de cette assemblée. Il suffira de dire qu’en examinant l’histoire de cette Eglise, il était facile de retrouver une foule de moments d’anxiété aiguë non résolus, y compris : une scission d’Eglise au début de son histoire, qui a conduit à la fondation de l’Eglise actuelle ; les démissions forcées de plusieurs pasteurs précédents qui n’arrivaient pas à la cheville d’un « pasteur bien aimé » de jadis ; et un certain nombre de secrets malsains dans le « système congrégationnel », y compris un incident enfoui d’inconduite sexuelle de l’un des responsables, ainsi que de nombreux autres conflits non résolus par le passé.
PROJECTION FAMILIALE
La théorie systémique familiale s’intéresse particulièrement au potentiel de désignation de bouc émissaire dans le contexte appelé « le système émotionnel de la famille nucléaire ». Le docteur Murray Bowen, fondateur de la théorie systémique familiale, note qu’une famille nucléaire exprime l’anxiété par quatre mécanismes de base : 1. conflit dans le mariage ; 2. distance dans le mariage ; 3. dysfonction d’un des époux ; 4. maladie d’un ou de plusieurs enfants. Ce dernier mécanisme est celui que le Dr Bowen a développé dans un concept séparé qu’il a appelé le processus de « projection familiale ».
Le concept de projection familiale décrit la dynamique émotionnelle en jeu où un ou plusieurs enfants deviennent le point focal de l’anxiété dans le système. L’enfant peut alors, d’une certaine façon, absorber l’anxiété inhérente à la famille nucléaire – ainsi que l’anxiété chronique dans la famille multigénérationnelle. En résultat, l’enfant se distingue du reste de la famille par un niveau de maturité plus bas que les autres enfants, des problèmes de dépendance tout au long de sa vie ou l’incapacité de diriger sa propre vie, parmi d’autres symptômes potentiels.
Le Dr Bowen a précisé qu’il n’aimait pas le terme « bouc émissaire », parce qu’il implique que les autres sont conscients de faire quelque chose de mal à une victime. En fait, ce processus est involontaire dans la mesure où il n’est pas mené de façon consciente. De plus, la systémique nous aide à comprendre que tout comportement est réciproque. Dans le cas d’une famille, les deux parents ainsi que l’enfant sur qui s’est dirigé le processus de projection jouent un rôle dans ce processus.
Dans le cas d’une Eglise où un pasteur ou un autre responsable devient le point focal de l’anxiété au sein du « système congrégationnel », le pasteur joue son rôle également dans le processus de projection. Quand certains se montrent injustes envers un pasteur, la façon dont le pasteur répond à ces incidents peut alimenter encore davantage l’anxiété, ou, potentiellement, aider à l’apaiser. Dans la démarche systémique, les comportements sont toujours considérés comme réciproques.
SACRIFICE ET BOUC ÉMISSAIRE
Le travail de René Girard nous donne une autre perspective sur le mécanisme du bouc émissaire. Critique littéraire, anthropologue et ethnologue, Girard a étudié les mythes et les fables de nombreuses cultures anciennes et tribales. Il a développé une théorie générale de la culture humaine qui se penche sur l’interrelation entre la violence et la religion dans ces sociétés.
Le schéma qu’il observa au travers d’innombrables cultures montre que les êtres humains ont tendance à projeter leurs anxiétés sur leurs adversaires, ce qui mène à la violence. Ces relations adverses sont engendrées par la rivalité, dont Girard indique qu’elle est reliée à ce qu’il appelle « la structure mimétique du désir humain ».
En effet, les humains ont tendance à désirer ce que l’autre a, ce qui conduit à la rivalité et, ultimement, à la violence. Cette violence peut devenir contagieuse et se répandre à travers une communauté entière
Dans les sociétés primitives, Girard a noté que se développait la pratique du sacrifice rituel, par lequel la violence de la communauté était projetée sur une victime de substitution – un individu ou un groupe vulnérables, sans partisans pour les venger et continuer le cycle de la violence. Une fois le bouc émissaire éliminé ou exclu, la paix pouvait enfin être retrouvée.
Girard a fait l’hypothèse que, dans les sociétés les plus primitives, la croyance suivante a pu se développer : le bouc émissaire, d’abord vu comme la cause de la violence, pouvait ensuite être vu comme une sorte d’être différent, puisque la paix s’était établie après son élimination. Selon Girard, cela a pu conduire à la naissance de dieux dans les sociétés primitives.
Il s’agit là d’une présentation très simplifiée de la théorie girardienne ; de nombreux autres éléments de sa théorie devraient être donnés pour permettre de mieux la comprendre. Cependant, une grande partie de ce que Girard explique dans le processus du bouc émissaire rejoint la dynamique de la projection familiale décrite par Bowen. De plus, les éléments spécifiques du processus du bouc émissaire décrits par Girard peuvent aussi être comparés à la dynamique qui apparaît au sein des conflits d’Eglise intenses.
Après avoir étudié les différents mythes des cultures anciennes et tribales, Girard a découvert comment les Écritures hébraïques indiquent une issue complètement différente. En effet, Girard a remarqué que l’Ancien Testament donne les premiers exemples de l’Histoire où Dieu s’identifie aux victimes. On pourrait citer de nombreuses histoires de l’Ancien Testament où cela se vérifie, par exemple dans l’histoire de Joseph où l’on peut retracer toute la dynamique en jeu dans le mécanisme du bouc émissaire, tel que l’a décrit René Girard.
Puis Girard s’est penché sur le Nouveau Testament où il a observé que Christ, à travers sa crucifixion et sa résurrection, expose la fausse nature des mécanismes de bouc émissaire. Il a remarqué que la passion du Christ fournit l’exemple clair d’un abus de justice par les pouvoirs en place qui tuent une victime innocente. Selon Girard, par extension, la résurrection restaure toutes les victimes de ce mécanisme.
LE DERNIER SACRIFICE
Parce que Christ triomphe des mécanismes de bouc émissaire, les chrétiens n’ont plus besoin de suivre la foule qui croit à la culpabilité absolue de la victime. Les disciples de Jésus, en étant témoins de la résurrection, ont été capables de se séparer de la violence collective de la foule. Comme eux, les disciples du Christ aujourd’hui sont appelés à se détacher de l’hystérie collective et de la recherche du bouc émissaire qui peuvent conduire une nation à partir en guerre. Ainsi, la passion et la résurrection du Christ brisent le mythe de la violence rédemptrice.
Cependant, il est difficile de résister au pouvoir du désir mimétique et à sa nature contagieuse. Pilate tenta de résister à la foule quand il a dit : « Je ne trouve aucun crime en lui. » (Jn 18.38). Bien que le pouvoir politique souverain ait été de son côté, la foule, une fois mobilisée, détenait le pouvoir absolu, en criant : « Crucifie-le ! Crucifie-le ! » (Jn 19.6)
Même les disciples du Christ sont restés sans voix devant la foule. Pierre s’est laissé aller à la contagion mimétique quand il a renié Jésus, en disant : « Femme, je ne le connais pas. » (Lc 22.57)
Pour que le processus du bouc émissaire se renforce, Girard précise qu’un responsable important doit y adhérer. Dans le cas de Jésus, c’est le souverain sacrificateur Caïphe, qui s’est joint au processus, quand il a dit : « Il est dans votre intérêt qu’un seul homme meure […] et que la nation entière ne périsse pas. » (Jn 11.50)
On entend souvent des déclarations similaires dans les Eglises quand le processus du bouc émissaire prend le dessus : « Il vaut mieux que le pasteur parte, que de voir l’Eglise détruite. » Un responsable important qui pourrait faire cette déclaration – et, ce faisant, consolider le processus du bouc émissaire – pourrait être un patriarche ou une matriarche de l’Eglise, ou un autre individu clé.
Quand les mécanismes de boucs émissaires prennent le pouvoir, il faut se souvenir de la réponse de Jésus : « Père, pardonne-leur ; car ils ne savent pas ce qu’ils font. » (Lc 23.34). Le pardon brise le cycle de la violence mimétique.
LE PARDON COMME REMÈDE À LA VIOLENCE MIMÉTIQUE
Les responsables qui deviennent boucs émissaires dans l’Eglise sont appelés à suivre l’exemple du Christ et à pardonner. Cependant, il ne suffit pas de dire légèrement : « Je pardonne ». Le vrai pardon vient dans un contexte de réconciliation où toutes les parties sont mises au défi de s’examiner sérieusement, pour reconnaître le rôle qu’elles ont joué quand l’anxiété a pris le contrôle et que le conflit est devenu ingérable. C’est ainsi qu’elles peuvent s’engager dans une confession mutuelle pour faire advenir la guérison.
En effet, Jésus nous appelle à nous éloigner des rivalités mimétiques et nous invite à porter notre croix à sa suite. Ses enseignements sur l’amour de l’ennemi et la non-résistance au mal sont le développement de la nouvelle mimesis (imitation) :
« Ayez en vous les sentiments qui étaient en Jésus-Christ. » (Ph 2.5)
« Injuriés, nous bénissons ; persécutés, nous supportons ; calomniés, nous parlons avec bonté. » (1 Co 4.12)
« Pardonnez-vous les uns aux autres. De même que le Christ vous a pardonné, pardonnez-vous aussi. » (Col 3.13)
Imiter Jésus au cœur d’un conflit d’Eglise, même quand quelqu’un est désigné comme bouc émissaire, cela signifie pardonner comme Dieu nous a pardonné en Christ. Cela signifie aimer, comme Dieu nous aime – même quand nous étions encore ennemis, comme il est dit dans Romains 5. Cela signifie aussi servir, comme Christ est venu pour être le serviteur de tous.
PASSER DE L’OBSCURITÉ À LA LUMIÈRE
Cependant, suivre Jésus peut aussi impliquer de révéler les comportements inappropriés qui accompagnent le processus du bouc émissaire. Parce que la contagion mimétique est souvent alimentée par les rumeurs et les critiques en coulisses, cela signifie d’amener ces choses de l’obscurité vers la lumière.
En faisant la lumière sur le processus de bouc émissaire, nous redonnons le pouvoir à ceux qui, dans le système, peuvent être intègres. Ils peuvent alors dire « non » aux comportements destructeurs, tout en gardant un esprit d’amour. Cela signifie insister pour que l’Eglise devienne un lieu où les conflits sont abordés de façon saine, selon le modèle de Matthieu 18.
En cherchant à imiter Jésus, en pratiquant la non-résistance au mal, en bénissant quand nous sommes persécutés, nous confrontons le pouvoir destructeur des mécanismes de bouc émissaire. En suivant Jésus et en agissant comme des membres de la nouvelle création, nous pouvons briser le cycle de la violence mimétique.
Le modèle du désir mimétique dans la nouvelle création signifie imiter Jésus plutôt que de se laisser emporter par l’anxiété contagieuse du système. Ce modèle ne fait pas uniquement référence au Jésus qui souffre, pardonne, et sert humblement ; mais aussi au Jésus exalté, justifié, victorieux sur les puissances du mal – même sur les puissances dans l’Église et la société – qui perpétuent la dynamique du bouc émissaire. Ainsi, démasquer les mécanismes du bouc émissaire est une tâche essentielle pour les artisans de paix chrétiens.
Traduction de l’anglais : Salomé Haldemann
Illustration : William Holman Hunt, The Scapegoat [Le bouc émissaire], 1854-56, Lady Lever Art Gallery, Port Sunlight