Être disciples « en vérité »
Cette formule vient de l’évangile de Jean : « Si vous demeurez dans ma parole, vous êtes mes disciples en vérité, vous connaîtrez la vérité et la vérité fera de vous des hommes libres » (Jn 8.31-32). Elle est suggestive, mais comment la comprendre exactement ? Il y a bien des années, j’avais été frappé par un formateur chrétien qui nous encourageait à ne pas nous payer de mots et à vivre une foi ancrée dans la réalité. Il proposait donc cette lecture : « Si vous demeurez dans ma parole, vous êtes mes disciples en réalité, vous connaîtrez la réalité et la réalité fera de vous des hommes libres ».
CE QUI EST SOUS NOS YEUX
Il peut sembler réducteur de limiter la vérité de l’Évangile à la plate réalité. Mais c’est en fait assez proche de la manière dont la Bible parle de la vérité. En résumé : il faut avoir des yeux pour voir… ce qui devrait sauter aux yeux de tout le monde. Et la vérité, dans la Bible, est plus opposée au mensonge qu’à l’erreur. Celui qui ment connaît la réalité, mais il préfère la travestir.
De fait, quand on annonce l’Évangile, on peut avoir l’impression que ce qui est difficile, c’est que nos interlocuteurs prennent conscience de l’invisible. C’est une partie de l’enjeu, en effet. Mais je me suis rendu compte, au fil du temps, que le principal problème des personnes (et parfois même des chrétiens) est de refuser de voir des choses qui sont, en fait, parfaitement visibles. Tout un chacun aime bien se raconter des histoires et, entre autres, s’arranger pour se donner le beau rôle. On se ferme à des réalités qui nous remettent trop en question. Quand j’entends X ou Y parler des tensions qu’il vit avec ses proches ou avec ses collègues de travail, je suis toujours frappé de sa perception biaisée : il voit tout ce que les autres font de mal et il a beaucoup plus de difficultés à parler de sa responsabilité propre. Souvent, il ne la voit même pas. Beaucoup de gens (autre exemple) sont attachés aux biens matériels, qu’ils en aient peu ou beaucoup, et si une réalité apparaît comme une menace pour ces biens, elle est automatiquement mise en doute.
LUMIÈRE OU OBSCURITÉ
Et c’est là toute la thématique de l’évangile de Jean. Jésus « était la vraie lumière qui, venant dans le monde, éclaire tout homme » (Jn 1.9). Donc tout homme pouvait percevoir cette « vraie » lumière, cette lumière « réelle ». Alors, pourquoi autant de gens ne l’ont-ils pas vue ? Jean nous le dit également : « La lumière est venue dans le monde, et les hommes ont préféré l’obscurité à la lumière, parce que leurs œuvres étaient mauvaises » (Jn 3.19). Il ne s’agit donc pas de s’approprier une réalité mystérieuse ( «Dieu, nul ne l’a jamais vu », dit encore Jean 1.18), mais d’accueillir la lumière, ou, à l’inverse, de préférer l’obscurité afin de pouvoir continuer ses petits trafics.
Si nous sommes des disciples, à l’école du Christ, nous apprenons donc à voir la réalité en face. Et cela nous rend libres. L’affirmation est étonnante et même ceux qui écoutent, à ce moment, Jésus avec bienveillance sont choqués : nous esclaves ? Jamais ! disent-ils. Esclaves de quoi ? Une fois encore Jésus revient à une situation pratique : « Celui qui pratique le péché est esclave du péché » (Jn 8.34). Ce sont les pratiques injustes dont nous sommes partie prenante qui nous restreignent et nous empêchent de voir la réalité telle qu’elle est. Et c’est la parole de Jésus et les questions qu’elle nous pose qui nous ouvrent les yeux.
LÂCHER SES FARDEAUX
Cela nous rend libres parce que cela nous conduit à renoncer à beaucoup de complications. Cela nous donne un regard simple et direct sur les choses. Usons d’une comparaison pour bien nous faire comprendre. Les sportifs savent que pour qu’un effort soit efficace, il faut du relâchement. Ce qui, au départ, est contre-intuitif. Cela vaut, d’ailleurs, pour n’importe quelle activité corporelle : le chant, la cuisine, le jardinage ou la mécanique. Et cela vaut aussi pour des activités plus abstraites. Si, par exemple, on est crispé sur son magot, on se fatigue pour rien.
Être disciple « en réalité », conduit à écarter les faux-semblants et nous permet d’œuvrer de manière relâchée : c’est cela la liberté. Beaucoup de gens se mettent sur les épaules des fardeaux écrasants parce qu’ils sont esclaves du regard des autres. Mais si on considère le travail (salarié ou bénévole) à accomplir, en se dégageant de ce carcan, on est plus libre et on fait du meilleur travail (pas forcément du travail mieux apprécié !).
RÉELLEMENT LIBRES
Notre mission est donc de nous mettre chaque jour à l’école de cette parole qui nous permet de vivre libres et d’appeler les autres à venir, à leur tour, à cette lumière. Cela n’a rien d’évident. L’évangile de Jean ne cesse de montrer la difficulté que les auditeurs de Jésus avaient pour le prendre au sérieux. Certains venaient à la lumière, comme les gardes, venus pour l’arrêter et qui firent demi-tour en disant : « Jamais homme n’a parlé comme cet homme » (Jn 7.46). Mais la situation la plus fréquente était le refus ou, pire, le refus de comprendre. L’Évangile ne cesse de souligner les quiproquos les plus grossiers, signes d’une mauvaise foi sans borne, auxquels Jésus a dû faire face.
Si nous sommes disciples en réalité, si nous vivons libres, nous dérangerons, nous aussi. Il ne faut pas s’attendre à un accueil unanime et enthousiaste. Mais cela reste le merveilleux message dont nous sommes porteurs : « Si le Fils vous affranchit, vous serez réellement des personnes libres » (Jn 8.36).