Dieu, Caïn et Abel : deux leçons de non-violence

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Dimanche 10 octobre 2021 avait lieu le rassemblement régional de l’ACAT Alsace-Moselle, à Strasbourg, sur le thème de la non-violence. Cette journée marquait également le 40e anniversaire de l’abolition de la peine de mort en France. Le matin, un culte a réuni les participants au rassemblement et les membres de la communauté mennonite de Strasbourg-Illkirch, invitée de l’ACAT. Il a été célébré par des membres de l’Église mennonite. Voici le texte de la prédication apportée par Claude Baecher, pasteur et théologien mennonite.

Dieu, Caïn et Abel : deux leçons de non-violence

Écoute de la Parole : Genèse 4 : 3 à 15 (trad. TOB)

« À la fin de la saison, Caïn apporta au Seigneur une offrande de fruits de la terre ; Abel apporta lui aussi des prémices de ses bêtes et leur graisse. Le Seigneur tourna son regard vers Abel et son offrande, mais il détourna son regard de Caïn et de son offrande.
Caïn en fut très irrité et son visage fut abattu. Le Seigneur dit à Caïn : “Pourquoi t’irrites-tu ? Et pourquoi ton visage est-il abattu ? Si tu agis bien, ne le relèveras-tu pas ? Si tu n’agis pas bien, le péché, tapi à ta porte, te désire. Mais toi, domine-le.”
Caïn parla à son frère Abel et, lorsqu’ils furent aux champs, Caïn attaqua son frère Abel et le tua. Le Seigneur dit à Caïn : “Où est ton frère Abel ?” — “Je ne sais, répondit-il. Suis-je le gardien de mon frère ?” — “Qu’as-tu fait ? reprit-il. La voix du sang de ton frère crie du sol vers moi. Tu es maintenant maudit du sol qui a ouvert la bouche pour recueillir de ta main le sang de ton frère. Quand tu cultiveras le sol, il ne te donnera plus sa force. Tu seras errant et vagabond sur la terre.”
Caïn dit au Seigneur : “Ma faute est trop lourde à porter. Si tu me chasses aujourd’hui de l’étendue de ce sol, je serai caché à ta face, je serai errant et vagabond sur la terre, et quiconque me trouvera me tuera.” Le Seigneur lui dit : “Eh bien ! Si l’on tue Caïn, il sera vengé sept fois.” Le Seigneur mit un signe sur Caïn pour que personne en le rencontrant ne le frappe ».

Frères et sœurs dans le Christ, chers amis,

J’aborderai deux aspects de l’épisode de Caïn et d’Abel en Genèse 4 et en rapport avec le thème de la journée de l’ACAT, c’est-à-dire la non-violence, et dont nous examinerons un aspect capital, et dans un deuxième temps en rapport avec la peine de mort du fait que nous commémorons – en fait hier ! – les 40 ans de l’abolition de la peine de mort en France :

– L’éducation intérieure à la non-violence
– La militance chrétienne contre la peine de mort

1. L’éducation intérieure à la non-violence

Pourquoi ces deux frères, Caïn et Abel,se sont-ils disputés ? Il s’agit de toute évidence d’une histoire de jalousie qui a dégénéré.
On assiste à la scène : probablement que le sacrifice de l’un a été consumé par le feu, sans doute avec une viande grasse d’un de ses moutons, et le sacrifice de l’autre avec des produits de l’agriculture ne l’a pas été. L’Épître aux Hébreux dans le Nouveau Testament dit que c’est « par la foi » qu’Abel apporta son offrande, ce qui ne fut pas le cas pour Caïn.
Le judaïsme rabbinique tardif et l’islam plus tard ont avancé une théorie relative à une femme très belle convoitée par les deux frères, et qu’un sacrifice devait trancher, mais nous en restons à la sobriété du texte. Le sacrifice de l’un est dit agréé par Dieu et pas l’autre. Dieu aura sans doute vu les mobiles
douteux du geste cultuel de Caïn et le fond confiant du cœur d’Abel…

Le fond de l’affaire tourne autour de la perception d’un avantage de l’un par rapport à l’autre, donc d’une différence qui a émergé dans leur vie : il y aura toujours des différences, des gens nés sous une meilleure étoile, plus talentueux, plus riches, plus beaux, plus en vue, que moi… Comment est-ce que je gère ces différences qui émergent dans la vie et qui ne manqueront pas d’apparaître ? C’est un classique de toute vie en fratrie, en communauté et en société.

• Caïn est affecté par cette comparaison, son irritation devient visible, il est abattu et Dieu, À CE STADE, intervient comme un thérapeute ou un psy ! « Pourquoi t’irrites-tu ?… Si tu n’agis pas bien, le péché, tapi à ta porte, te désire. Mais toi, domine-le » (Gen 4, 7).

Le créateur très pédagogue et aimant, interagit et l’en rend attentif puis le conseille et l’avertit !

– POURQUOI t’irrites-tu ? demande-t-il, autrement dit : qu’est-ce qui se passe en toi, quelle est ta réception de la différence ? As-tu raison de te mettre en colère envers ton frère ?
– À cette interrogation suit un avertissement relatif aux conséquences possibles : fais attention, ton irritation n’attend que de t’entraîner vers le mal, comme un fauve est tapi à ta porte pour te dévorer : un pouvoir destructeur énorme !
– Et le conseil solennel suit : TOI, DOMINE SUR LE PÉCHÉ, SUR LA VIOLENCE (INTÉRIEURE) !, ton
émotion, avant qu’elle ne devienne un scénario mental d’action.

Et la perception de la différence s’est rapidement transformée en jalousie, en envie, en colère, en ressentiment, en obsession, et cela va précipiter l’irréparable : Caïn va tuer son frère… le faire disparaître de son horizon physique… Et les générations de Caïn, à leur tour, vont amplifier la violence,
la réplique, la vendetta… jusqu’au déluge et à la quasi-recréation via Noé et les siens.

Ici on le voit, l’humain n’est pas laissé sans responsabilité d’abord devant ce qui le domine intérieurement, avant d’aborder le fait relationnel en lui-même. L’humain n’est pas impuissant devant ce qui se passe en lui. La violence (ou l’iniquité pour reprendre un terme religieux) n’est pas
d’abord extérieure, mais intérieure et c’est dans cette intériorité que le DIEU interagit d’abord, afin d’éviter le déchaînement de cette violence. Il en est de même pour l’action de l’Esprit-Saint, Dieu agissant.

Cet accent sur les mécanismes de la violence intérieure ne doit pas être absent de nos luttes et de nos attentions très souvent focalisées vers des actions et démarches extérieures tout à fait honorables : médiation dans les conflits, lutte contre la torture, abolition de la peine de mort, protestation contre le commerce des armes, engagement pour le transarmement, la défense civile populaire, l’agriculture durable, la réduction des gaz à effet de serre, le commerce équitable, la justice économique, la lutte contre les paradis fiscaux, la dénonciation des corruptions du droit, etc.).

Caïn n’a certainement pas dit à Abel qu’il était jaloux et qu’il en avait honte, ni que ses motifs de piété étaient tous tournés vers lui-même. Il n’était ni tourné vers le créateur, ni vers son frère, image de Dieu, il n’était pas tourné vers la relation… Et les deux frères ne se sont pas expliqué. J’aurais aimé entendre ce que contenait le dialogue « Caïn parla à son frère Abel » qui précède la narration du meurtre, sans doute devait-il contenir des accusations voire des injures… Plus tard Jésus poussera la valeur de la réconciliation jusqu’à exiger que ce soit le frère qui n’est pas en colère – c’est à dire qui ne se sent pas comme le lésé, qui doit prendre l’initiative de trouver l’autre en vue de la réconciliation(Mt 5, 23-24)… Aux yeux du créateur, c’est réconcilié qu’on se présente devant lui dans une célébration, un culte, une louange. Pour autant se faire qu’on peut, et on peut souvent plus et mieux qu’on ne le croit.

Mais la violence intérieure, ma violence intérieure, pour être honnête, c’est difficile d’en parler, pourtant en parler, la prier, peut désamorcer des gestes et des paroles qui blessent ou tuent… De même, côtoyer des personnes non belliqueuses aide à voir plus clair en soi-même.

J’insiste sur cette intériorité de la violence, car j’ai bien vu qu’on pouvait être engagé par exempledans la médiation dans les conflits, connaître et appliquer les techniques pour les autres etPOURTANT être incapable de gérer sa propre vie de couple. Et ce n’est pas rare…

Le fait est que les victimes ou non-violents d’un temps peuvent facilement devenir les bourreaux du temps suivant, lorsqu’elles en ont le pouvoir… Cela a lieu si ce travail de SPIRITUALITÉ RÉALISTE qui détrône les forces du mal en soi est négligé.

J’ai bien vu, dans ma propre vie également, tout engagé à promouvoir la paix du Christ et la communion, que mes violences intérieures sont présentes et à gérer, pour faire de la paix et de la réconciliation, le mieux possible, une habitude et ainsi casser la spirale de la violence (pour reprendre
Helder Camara).

La bible évoque cette intériorité de la Genèse à l’apocalypse, de la Torah aux prophètes, de Jésus aux apôtres, et à destination de l’Église de tous les siècles et en tous lieux. Cette intériorité, dans le scénario mental même, était abordée par le Christ, pour le commun des disciples, lorsqu’il voulait changer leur comportement. Voyez vous-mêmes dans le SERMON SUR LA MONTAGNE (Mt 5) :

• Au meurtre, à l’injure Jésus associait des éléments bien plus intérieurs, la colère et la rancune
• À la maladie de la réserve économique déraisonnable Jésus demandait de détrôner l’avidité et l’anxiété (cela aussi rejoint le « toi, domine-le » adressé à Caïn).
• À la spiritualité-m’as-tu vu(e), prière, jeûne, offrande est évoqué l’hypocrisie, l’orgueil, la volonté de paraître…
• À la corruption est associée l’intégrité, l’équité
• À la gestion des pulsions sexuelles — du plaisir roi centré sur soi — est associé le respect de tout conjoint ou prochain, surtout d’un statut socialement plus vulnérable,
• Etc..

Bref, jamais le prochain ne devient une chose à mon service.

Cette intériorité aussi Jésus est venu la « sauver » pour l’émergence d’un monde où il fait bon vivre pour toutes et tous.

Nos célébrations chrétiennes sont, et doivent être, toutes, des écoles du caractère chrétien. Cela se fait avec l’aide de Dieu lui-même, opérant d’abord en nous pour vivre l’alliance qualitativement nouvelle inaugurée par Jésus le Christ : « Après ces jours-là, déclare l’Éternel : je mettrai ma loi à l’intérieur d’eux, je l’écrirai dans leur cœur, je serai leur Dieu et ils seront mon peuple » (Jérémie 31.33)

2. Pourquoi l’abolition de la PEINE DE MORT ?

C’est aujourd’hui la journée internationale contre la peine de mort. L’ACAT est militante pour l’abolition de la torture et de la peine de mort… Reconnaissance à Dieu et à ses militants pour ce mouvement qui a déjà porté du bon fruit dans l’histoire.

Au meurtre de Caïn, Dieu répond lui-même par une démarche de refus de la peine de mort, notonsle, aussi pour le coupable et le criminel ! Même la loi du talion qui limitait précisément le débordement de vengeance n’est pas défendue (c’est-à-dire la proportionnalité, un mort pour une
mort, une dent pour une dent). Et c’est Dieu qui met un « signe sur Caïn » pour l’en protéger. Dieu use de non-violence, sans ôter certaines conséquences à cet acte criminel comme le remord, la culpabilité, l’errance empêchant la culture, la désocialisation…

Pourquoi agit-il ainsi ?

Le Psaume 103 que nous avons lu en début de célébration en énonce la cause profonde : « il ne nous rend pas selon nos fautes » (v. 10) et le v. 8 décrit le caractère de Dieu qui agit ainsi : « Le Seigneur est miséricordieux et bienveillant, lent à la colère et plein de fidélité. ». On retrouvera
là le type d’homme qu’a été Jésus !

Pourquoi les chrétiens sont-ils invités à lutter contre la peine de mort ?

Bonne question, on pourrait répondre, que la Torah, législation d’Israël, elle-même prévoyait la peine de mort pour de nombreux cas d’irrespect et de maltraitance envers autrui. Le péché et la violence sont à prendre au sérieux. Il y a des actes qui sont socialement inadmissibles. La loi mosaïque est pourtant bonne, elle réprouve par exemple le meurtre et l’adultère, mais avant d’être punitive, sa fonction profonde est restauratrice, éducative. Et cela il ne faut pas l’oublier.

On peut aussi répondre : parce que Jésus non plus n’as pas condamné à mort ou fait condamner à mort, par exemple dans l’épisode de la femme adultère, curieusement accusée sans son amant !, en Jean 8. Il dira : « Je ne te condamne pas non plus, va et désormais ne pèche plus » ! (v. 11) C’est là que commence l’éducation lorsqu’il y a culpabilité !

Ou alors on peut ajouter, car personne n’est innocent pour appliquer une telle condamnation, ce qui ressort également des paroles de Jésus en Jean 8. « Que celui d’entre vous qui n’a jamais péché lui jette la première pierre »… En fait, « tous ont péché »… Le ou les bourreaux prennent conscience de
leur propre culpabilité et de leur indignité à chercher à ôter une vie – prérogative qui n’appartient qu’à Dieu seul. Ils savent que s’ils exécutent une personne ils sont passibles de la même peine pour des faits de violences… intérieures !

Jésus met vraiment l’accent sur cette non-innocence de l’humanité pour se porter comme juge. Le mobile n’est pas tant la dignité du genre humain que la culpabilité de chacun et chacune et SON AMOUR POUR LES PÉCHEURS. Cela n’empêche bien sûr pas la nécessité sociale de tribunaux.

Mais seule l’exclusion de la communion de l’Église est nommée par le Christ (Mt 18) comme mesure pédagogique extrême en cas de non-correction d’une conduite considérée comme inadmissible et répétée. Mais pas plus loin.

On peut aussi répondre que la seule partie vraiment innocente (le Christ) a choisi de donner sa vie, plutôt que de la prendre, nous laissant un modèle. Jésus a endossé lui-même ce que nous méritions. « Quand nous étions ennemis de Dieu, nous avons été réconciliés avec lui par la mort de son fils »
(Ro 5,10). À la croix, il a « tué la haine et a réconcilié juifs et Grecs en un seul corps » (Ep 2,16). C’est pourquoi l’Église a une mission à remplir au sein d’une société et d’un monde violent, mais sans verser de sang, et sans chercher à contraindre les consciences.

Personnellement, aussi pour ces raisons, je me réjouis de l’abolition de la peine de mort en France, hier il y a 40 ans !, le 9 octobre 1981. Et j’ajouterai ma voix pour proposer cette mesure aux pays qui ont toujours encore recours à la peine capitale, ou font subir des traitements déshumanisants en peine de substitution. Il y a encore à faire sur ce dernier plan. Mais le combat contre la violence ne peut s’arrêter là et doit englober l’attention à cette intériorité, à la pratique éducative d’une justice restauratrice.

Conclusion

Le rapport potentiellement fratricide est en lien avec cette intériorité et concerne également le rapport entre les communautés, les races, les sexes, les continents ou les peuples.

Nous sommes tous des convalescents en matière de violence intérieure. Le service de Dieu ne peut dès lors se faire qu’humblement et joyeusement, humblement à cause de l’universalité de cette violence en chacun et joyeusement à cause de l’amour de Dieu et de l’assistance de Son Esprit.

Le Seigneur lui-même se donne à nous et nous ouvre la voie de la vie. Il nous accueille lui-même autour d’une table de communion pour ouvrir le chemin d’un exode hors de nos captivités et ainsi de poser les signes visibles d’une création en voie de guérison. Qu’il en soit loué et remercié du fond de nos cœurs et de nos vies. Que son Esprit vienne nous rejoindre et nous renouvelle !

 

Image : détail de la façade ouest de la cathédrale Notre-Dame-et-Saint-Castor de Nîmes

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