Au milieu de nulle part

 Dans Christ Seul, Explorer

Il arrive que l’on s’habitue au pire, stratégie de survie compréhensible. Le pire ici désigne la culture uniformisée du genre « fast food ». Regard critique et salutaire.

J’aime bien, dans cette photo, le contraste entre la phrase qui se trouve sur le panneau publicitaire : « Toutes mes envies d’Italie » et la scène en elle-même qui nous projette très loin de ce à quoi l’on rêve lorsque l’on prononce le mot : « Italie » ! Le jour gris et sans soleil, cette architecture de « boîtes à chaussures », ce no man’s land que l’on devine, avec le chantier au premier plan et les arbres derrière les bâtiments, la voiture solitaire qui roule sur une route sans charme : rien de tout cela n’évoque l’Italie.

UNIFORMISATION

Cela fait plutôt penser à un espace dépourvu d’histoire, posé au milieu de nulle part, où tout a été calculé d’un point de vue fonctionnel et économique. L’hôtel s’est installé là parce que le terrain y est moins cher qu’en centre-ville. La pizzeria se situe sur un lieu de passage et à proximité d’une zone industrielle qui draine des clients potentiels. On peut venir ici en voiture et se garer sans problème. Les camions qui livrent la zone industrielle croisent les voitures des salariés, sur les voies de circulation et les parkings qui remplissent l’espace. Aucun effort d’habillage paysager n’a été fait. La pizzeria a imaginé un petit toit à titre de seule fantaisie. On ne vient pas là pour l’environnement, mais pour se nourrir ou dormir commodément.
Je trouve tout cela bien typique de ce que la mondialisation produit sur les territoires de nos villes. Il faut aménager des zones adaptées aux flux de marchandises et de travailleurs qui sillonnent sans cesse ces territoires. En dehors des centres-villes qui tirent parti de leur patrimoine architectural pour attirer les touristes, on préfère construire vite, à moindre prix et sans état d’âme particulier. On importe la cuisine italienne, pourquoi pas ? Au départ, ce furent les immigrés italiens qui la firent vivre hors de leurs frontières. Aujourd’hui, des chaînes ont pris le relais. Elles élaborent des menus types qu’elles diffusent à travers la France entière. Les multinationales hôtelières ont, elles aussi, calibré différents segments de gamme, en mesurant les chambres au mètre carré près et en reproduisant ces normes partout.

OÙ EST LE CACHET ?

Cette photo pourrait avoir été prise n’importe où en France. Elle ne porte la signature d’aucun lieu. Il est bien possible que la cuisine soit bonne et que l’hôtel soit d’un bon rapport qualité-prix. Il m’est arrivé de manger ou de dormir dans des lieux semblables. Mais, pourtant, en regardant cette photo, je sens quelque chose d’essentiel qui me manque.
J’ai « envie », pour revenir à la phrase du panneau, d’un lieu marqué par la singularité d’une histoire et d’une culture. Je cherche quelque chose à quoi je pourrais m’accrocher dans cet environnement lisse, inodore et sans saveur. Cette pseudo-culture mondialisée qui me propose une vie fonctionnelle et uniforme me laisse sur ma faim. En me promenant à l’étranger, je retrouve des espaces semblables. Ils me choquent moins aux Etats-Unis qui en ont fait leur marque de fabrique. Mais dans des pays qui ont historiquement une autre approche de l’espace, je ressens cela comme une déchirure.
J’ai hésité, dans le rendu de la photo, entre laisser la grisaille de la scène telle qu’elle était ou pousser les couleurs, quitte à souligner la cacophonie visuelle ici produite. J’ai, finalement, un peu poussé les couleurs. Cela traduit à mes yeux le côté arbitraire, éclaté et déchiré de tels lieux.

VITE MAIS VIDE

On arrive vite dans ces endroits hâtivement bâtis. On passe, on ne s’attarde pas. On va ailleurs et qui a envie de s’attarder à contempler de tels tableaux ? Voilà ce que la mondialisation nous donne. Officiellement, tout est accessible vite et sans effort. Mais le temps gagné fait perdre ce que la lente imprégnation d’une culture peut produire.
Le petit feu rouge, au premier plan, me fait l’effet d’un clin d’oeil. Il me signale que tout cela n’est qu’un ensemble factice, un décor planté sans soin au milieu d’un champ, des bâtiments aujourd’hui surgis de terre et demain démontés. La voiture qui passe est semblable à des centaines d’autres qui se croisent chaque jour près de ce carrefour. Elle passe et elle oublie. Au fil du temps, elle ne remarque même plus la laideur du décor.

TOUT POSSÉDER ET N’AVOIR RIEN

Je repense soudain à un texte vieux de, semble-t-il, 99 ans, écrit par Georg Simmel, l’un des précurseurs de la sociologie moderne : « Pour caractériser cela, on pourrait retourner mot pour mot la formule qui désignait les anciens franciscains dans leur bienheureuse pauvreté, leur absolu détachement : n’ayant rien ils possèdent tout. Au lieu de cela, les êtres humains des cultures riches et encombrées possédant tout n’ont rien ». Tout nous glisse entre les doigts.

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