L’ère du temps court et des projets temporaires

 Dans Christ Seul

Nous sommes entrés dans des sociétés du temps court. Depuis combien de temps ? Depuis assez longtemps, sans doute. Quand on lit des travaux vieux de plus de cent ans, on s’aperçoit que les auteurs qui écrivaient à l’époque avaient déjà l’impression d’une accélération mal contrôlée.

ÉMANCIPATION

Il est vrai que beaucoup d’éléments de notre société permettent d’être moins liés aux autres. Ce n’est pas forcément négatif. L’émergence du salariat a permis, par exemple, une moindre dépendance entre l’employeur et l’employé. Et tout n’est pas au bénéfice de l’employeur. Le salarié n’est pas un serf, taillable et corvéable à merci. Les grands systèmes d’assurance (publics ou privés) nous garantissent contre des risques qui, autrefois, reposaient sur des solidarités de proximité auxquelles on était lié, contraint et forcé. D’un point de vue économique, le développement du salariat féminin, après la 2e Guerre mondiale, a permis aux femmes de sortir de la dépendance du noyau familial. Le développement des transports a, pour sa part, élargi nos marges de choix : nous pouvons aller plus loin, explorer plus de destinations, faire venir des produits plus divers et, donc, varier davantage nos habitudes.

D’UN ATTACHEMENT À L’AUTRE

Et la conséquence logique de tout cela est que nos engagements sont moins nécessaires et sont plus fragiles. On l’observe depuis 60 ans, dans le domaine matrimonial. Les couples mettent plus de temps à se former. Les relations amoureuses relèvent, pendant toute une phase de la vie, d’une logique d’essai-erreur. Et une fois que les personnes décident de vivre ensemble, elles se séparent plus facilement que par le passé. Cela vaut pour d’autres domaines : on ne va plus faire ses courses à l’épicerie du coin (sauf quand on est confiné !) ; on varie ses sources d’approvisionnement, d’une semaine à l’autre, d’une période à une autre, au gré de notre fantaisie. Les Églises d’une même agglomération sont en concurrence les unes avec les autres et certains de leurs membres circulent, s’attachent puis se détachent. Même les pratiques de loisirs relèvent de ce que certains ont appelé « l’hyperchoix » (à condition que l’on ait les moyens financiers requis) : on surfe, on furète, on va ici puis ailleurs, on change de lieu de villégiature, on empile les voyages, etc.

LE TRAVAIL PAR PROJET

Y a-t-il quelque chose de particulier qui s’est joué ces dernières années ? Oui sans doute. Peu de temps avant la généralisation des téléphones portables (à la toute fin des années 1990), on a vu se développer le travail par projet, dans les entreprises. Cela a concerné, d’abord, les emplois de cadres : on a réuni des équipes ad hoc pour mener un projet identifié. Une fois celui-ci terminé, l’équipe se sépare et on forme une autre équipe, pour un autre projet. L’engagement ne vaut que par rapport au projet en question. Il s’éteint de lui-même une fois qu’il est terminé. Et, peu à peu, cette logique a concerné des niveaux de plus en plus étendus dans les entreprises. Les salariés d’exécution se sont retrouvés ballottés au gré des nouvelles organisations en perpétuelle évolution, victimes collatérales de la variation des projets.

Cela produit un monde heurté que nous connaissons bien, aujourd’hui. On attribue, souvent, son apparition aux outils de télécommunication mobiles. J’aurais plutôt tendance à penser que ces outils ont eu autant de succès parce qu’ils ont répondu à une tendance qui leur préexistait. Chacun participe, au coup par coup, à un projet, voire à un micro-projet (une réunion, une soirée) qu’il décide de rejoindre. Mais l’engagement ne va pas au-delà.

UNE AUTRE SOLIDARITÉ

Pour quelqu’un de ma génération, c’est parfois un peu difficile à suivre. Mais si on cherche à poser une évaluation éthique, il faut reconnaître que la situation antérieure avait ses points faibles. Autrefois, le pauvre était celui qui était assigné à une place subordonnée et qui ne pouvait pas s’en affranchir. Aujourd’hui, le pauvre est celui qui se retrouve laissé sur le bord de la route parce qu’aucun groupe n’a besoin de lui, ici et maintenant. La solidarité n’a donc pas le même sens. Au reste, si on lit la parabole du bon Samaritain, on s’aperçoit que ceux qui ignorent la souffrance du blessé sont plutôt ancrés dans le long terme : pour eux le blessé est une péripétie gênante. Et c’est le Samaritain qui accepte de vivre une rupture dans son agenda, de s’arrêter, de porter le blessé jusqu’à l’auberge, puis de s’en aller. Il est donc possible de vivre une attention à l’autre sur le court terme. L’engagement qui compte (temps long ou temps court) est finalement toujours le même : porter attention à celui qui est en difficulté.

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