Vous avez dit « incarnation » ?
« Et le Verbe s’est fait chair… » (Jn 1.14) : ces mots sonnent-ils comme une mélodie bien connue à laquelle nous sommes habitués… et qui n’aurait rien de bien particulier à dire à cette époque troublée que nous vivons ? Ou bien provoquent-ils notre silence et notre agenouillement tant ils sont porteurs d’audace et de nouveauté inimaginables pour les croyants que nous sommes ?
UN ÉVÉNEMENT BOULEVERSANT
Silence et agenouillement devant l’inouï : plusieurs traditions chrétiennes l’expriment concrètement durant leur célébration du culte dominical, en particulier pendant l’Avent et le temps de Noël. En effet, après avoir confessé que « pour nous les hommes et pour notre salut, [Jésus-Christ] descendit du ciel. Par l’Esprit-Saint, il prit chair de la Vierge Marie et s’est fait homme »¹, suit alors un temps de silence, voire d’agenouillement, où tout s’interrompt brièvement… Il semble bien qu’il faille un peu de temps pour accueillir une telle affirmation ! Et que celle-ci ne reste pas sans effet, puisqu’elle provoque adoration et louange. Quel est donc cet inouï que l’Évangile de Jean nous transmet ?
L’UN DE NOUS
« Incarnation » signifie « entrée dans la chair ». C’est à dessein que l’évangéliste écrit « Il s’est fait chair » (en grec : sarx), et non pas « corps » ou « humain ». « Chair » ici désigne notre humanité dans tout ce qu’elle a de plus matériel, physique, « basique ». Or, Jean associe cette réalité de la chair au « Verbe » ou « Parole » [de Dieu]. Autrement dit, se trouvent reliés parfaitement ce que nous, nous séparons si souvent : la chair et son Créateur ! Dieu, le trois fois Saint, aurait pu se révéler autrement, sans devenir vraiment² « l’un de nous ». Mais le Dieu de la Bible ne se révèle pas « à distance » de l’humanité.
DIEU NOUS REJOINT
L’incarnation nous renvoie à cette bonne nouvelle : rien de ce que nous sommes³ n’est étranger à Christ. En effet, lui aussi, parfois, a été « fatigué du chemin » (Jn 4.6), il a eu faim et soif, il a « tressailli de joie » (Lc 10.21) comme il a « pleuré son ami » (Jn 11.35). Lui aussi a connu l’exaspération, (« combien de temps devrais-je vous supporter ? » (Mc 9.19), la tristesse « à en mourir » (Mt 14.33-34). Lui aussi, bien que Fils de Dieu est-il précisé, a dû « apprendre l’obéissance » (Hé 5.8). Et le plus fréquent est cette faculté à être « saisi de compassion » (Mt 6.34 ; Mc 8.2 ; Mc 1.41…). Comment en serait-il autrement ? Car en choisissant de s’incarner, Dieu manifeste qu’il est toujours « en sortie », en quête de l’être humain. « En sortie », car radicalement en faveur de l’humanité qu’il veut rejoindre : il est réellement « pour nous ». Cette bonne nouvelle nous garde de tout jugement désespéré sur la chair, donc sur nous-mêmes, comme le dit bien Augustin : « Nous aurions pu croire que le Verbe était trop loin de toute union avec l’homme et désespérer de nous, s’il ne s’était fait chair et n’avait pas habité parmi nous »⁴.
NOTRE PART
Il y a encore davantage que la possibilité de cette rencontre de Dieu dans notre corps⁵. Contempler et toucher le « Verbe fait chair »6, c’est aussi comprendre que Dieu choisit la possibilité d’être vulnérable et de souffrir : par l’incarnation, Dieu s’est dépouillé, humilié lui-même jusqu’à la mort sur une croix (Ph 2.8). Or, « devant un Dieu qui a souffert, ne fût-ce qu’une seule fois, je ne me sens pas devant l’impossible. Et, regardant ce Dieu-là, je puis enfin le reconnaître et dire le cri inoubliable de Thomas : « Mon Seigneur et mon Dieu » ».
Mais une méditation sur l’incarnation invite encore à plus d’audace : il a pris notre chair pour que nous, nous devenions son corps (1Co 12.27). Nous avons donc aussi notre part dans l’incarnation : celle de prendre soin du corps du prochain, du corps de la communauté et de l’Église parce qu’il s’agit, ni plus ni moins, du corps de Christ.
¹ Article de foi sur l’incarnation, d’une des confessions de foi les plus anciennes du christianisme : le Credo de Nicée Constantinople (325 et 381).
² Nous avons oublié aujourd’hui combien l’idée que Jésus ait vraiment eu un corps de chair était scandaleuse pour certains croyants des premiers siècles (comme les docètes par exemple).
³ À part le péché (Hé 4.15).
⁴ Augustin, Confessions, X, 43.
⁵ « Le Christ sera exalté dans mon corps », Ph 1.20.6 « […] ce que nous avons contemplé de nos yeux, ce que nous avons vu et que nos mains ont touché, c’est le Verbe, la Parole de la vie. » 1Jn 1.1.7 A. Gesché, « L’invention chrétienne du corps », RTL, 2004, p. 180