Un conte de Noël : voir l’invisible
Un conteur, qui est aussi pasteur, propose en exclusivité un conte de Noël inspiré par les bergers dans le récit de la Nativité. Installez-vous confortablement et et laissez-vous emporter…
C’était la nuit. Le feu crépitait, nerveux. Deux bergers brûlaient de colère. Au-dessus des pâturages de Bethléem, le ciel était dégagé, les étoiles semblaient proches, comme si elles s’étaient intéressées au débat qui faisait rage entre les deux hommes.
– Cette peau de bélier me revenait de droit, c’est moi l’aîné !
– Arrête de ressasser cette affaire ! Déjà avant de mourir, notre père me l’avait confiée.
Les autres bergers se tenaient à l’écart, lassés d’entendre ces deux rancuniers batailler sans cesse pour un héritage bien modeste. Leur père, le vieux Baruk, avait gardé comme un précieux trésor la peau d’un bélier qui était né le même jour que lui. Un animal robuste, le chef du troupeau, capable d’écarter plus d’un prédateur. Et puis, il avait fallu abattre le bélier trop vieux. L’enfant avait protesté, mais finalement, c’est la magnifique toison de l’animal qui avait séché ses larmes. Dès ce moment, cette peau était devenue pour lui comme un porte-bonheur, une protection contre les malheurs. Quand le jeune Baruk veillait le troupeau la nuit, il s’enveloppait de cette peau. Rassuré, il se sentait la même ardeur que son vieux bélier. Et puis, au fil des années, quand l’expérience de la vie avait rendu le vieux berger moins superstitieux, cette peau était devenue la relique d’heureux souvenirs : sa jeune épouse s’y était réchauffée ; leurs deux petits garçons y avaient reposé, paisibles ; frissonnants de fièvre, c’est dans cette peau qu’ils guérissaient. Le vieux père y avait caché ses larmes au décès de son épouse. Et finalement, rassasié d’années, le faible Baruk avait vu comme une évidence de laisser cette peau au préféré de ses fils, le cadet.
L’aîné n’avait rien dit, mais la rancœur couvait, comme des braises cachées sous la cendre. Après le temps du deuil, puis des règlements de comptes, voilà bien dix années que leur mésentente lassait la compagnie des bergers. Dix années qu’ils s’évitaient rageusement.
Mais cette nuit-là, ils n’avaient pas eu le choix : manque de main d’œuvre, troupeau trop grand, prédateurs aux aguets, fauves ou voleurs. Les retrouvailles suintaient entre eux comme une vilaine blessure infectée.
Les deux frères étaient donc là, près du feu tremblant entre leurs deux colères. L’aîné écœuré avisait la peau de bélier que son cadet portait fièrement sur les épaules. Et l’amertume leur faisait comme une ivresse, un tourment qui les isolait des autres. Si bien que les deux bergers maussades n’avaient pas vu la nuit s’illuminer au son des chants angéliques. Ils n’avaient pas entendu l’hymne à la paix. Par contre, ils avaient retenu qu’un roi de justice était apparu dans la région. La belle aubaine !
– Allons lui présenter notre litige, tu verras qu’il jugera ma cause totalement légitime, tempêtait l’aîné qui s’estimait spolié de l’héritage paternel. Cette peau, tu me la dois !
– Ah oui ! Tu verras, il te rira au nez, raillait le cadet. Ce roi, s’il est vraiment juste et intelligent, il confirmera que la peau du vieux bélier m’appartient de plein droit ! C’est toi qui vas recevoir une belle correction !
Ils s’étaient donc mis en chemin, avec la compagnie des bergers.
La surprise étouffa leurs jacassements quand ils découvrirent que le roi les attendait dans une misérable étable. Ils tombèrent à genoux quand ils comprirent que leur justicier était ce nouveau-né grelottant dans les bras de sa petite mère épuisée. Les deux frères ennemis se tenaient maintenant coude à coude, pétrifiés de honte devant le désarroi du jeune père incapable de réchauffer l’endroit.
L’impensable alors se produisit. Le cadet ôta la chaude peau de ses épaules. L’aîné se redressa. Chacun retenait son souffle. Ensemble ces deux grondeurs s’avancèrent, la peau était assez large pour envelopper la mère et l’enfant. D’un geste unanime, ils l’offraient !
C’est alors qu’un second miracle eut lieu : l’espace d’un instant, ils virent la grotte illuminée du scintillement de dizaines d’anges qui entraient et sortaient, pressés de voir ce nouveau-né. Les bergers levèrent les yeux au ciel, ils en virent des milliers, comme si les myriades d’étoiles dans le ciel dansaient de joie. Les bergers tendirent l’oreille : le vent faisait comme un chant puissant et rassurant.
C’est ce geste de bonté qui leur avait ouvert les yeux sur l’invisible.
Conteur Olivier Fasel : www.olivierfasel.ch