Troublante beauté

 Dans Christ Seul

L’émotion esthétique est insaisissable et, parfois, elle nous trouble, voire nous inquiète, pour des motifs que nous ne comprenons pas. Il est vrai que l’éducation protestante n’est pas une pédagogie très utile pour démêler les fils de ce que la beauté nous inspire. La Réforme a privilégié l’art le plus abstrait qui soit : la musique, en y adjoignant quand même la poésie dans la pratique du chant. Calvin craignait, par-dessus tout, les élans qui pourraient nous déstabiliser : « Il est nécessaire, écrivait-il, que Dieu nous tienne la bride serrée et nous maintienne dans quelque discipline, de peur que nous débordions avec pétulance. » (Institution chrétienne, 3, 8, 5). Un mennonite aurait pu écrire aussi cette phrase ! Comment ensuite déchiffrer les mouvements de nos cœurs ?

EN DEÇÀ DES MOTS

La beauté qui nous touche nous renvoie très souvent à quelque chose qui est en deçà du langage : le rythme d’une peinture ou d’une mélodie, une image évocatrice, les sons que forment les mots indépendamment de leur sens, une forme, une couleur, une vibration. Dans le Psaume 19, David contemple les cieux et, soudain, les mots lui manquent : « Ce n’est pas un langage, ce ne sont pas des paroles … » (Ps 19.4). Or ce domaine d’en deçà des mots s’ancre dans une période très primitive de notre vie, où notre sens moral n’était pas encore formé, et où s’entremêlaient des élans aussi bien admirables qu’inquiétants. Revenir visiter ces territoires lointains n’est pas anodin. Mais c’est aussi là que l’Esprit nous rejoint par « des gémissements non verbalisables » (Rm 8.26).

Or c’est le propre de l’art de rendre communicable et partageable ce qui pourrait n’être qu’une fantaisie personnelle ou un magma indéchiffrable. Revenons à la poésie des Psaumes et à ce chant d’amour (Ps 45.1) du Psaume 45 : « Mon cœur bouillonne de belles paroles. Je dis : mes œuvres sont pour un roi. » (Ps 45.2). C’est le travail de l’artiste de passer du bouillonnement à une œuvre. Il nous propose une production cristallisée, qui nous reconnecte avec nos émotions, tout en entamant un dialogue avec nous. Il nous touche, il nous remue et, au sens étymologique, il nous inquiète (il ne nous laisse pas tranquilles), en mettant en scène une situation à laquelle il a été sensible.

Photo : www.pixabay.com – allanlau2000

FORCE PLUTÔT QUE BEAUTÉ D’UNE ŒUVRE

Il est plus clair, pour moi, de parler de la force d’une œuvre, plutôt que de sa beauté. La force d’une production artistique est de me rejoindre, de me conduire à jeter un nouveau regard sur le monde, de me permettre d’approfondir certaines de mes intuitions.

Je suis touché, depuis quelques années, par l’œuvre d’une artiste argentine, Liliana Porter, qui installe de toutes petites figurines dans des environnements de grandes proportions. On peut s’en faire une idée en visitant son site web.(http://lilianaporter.com/pieces/medium/installation) Ce sont souvent des personnes en train de travailler et qui semblent se livrer à une tâche qui les dépasse complètement. J’ai vu aussi, plus récemment, une de ses installations, où un homme muni d’une hache s’agite dans un environnement en ruine. Est-ce lui qui a provoqué cette destruction, par un enchaînement de circonstances imprévisibles ? Ou bien achève-t-il ce travail par désespoir ? Parfois, les situations sont moins explicites encore et les figurines semblent perdues dans leurs pensées face à d’immenses nuages. Je suis ému par ces mises en scène qui me parlent de notre juste place dans un univers où nous avons irrémédiablement tendance à nous donner trop d’importance, de notre perte de contrôle dans un monde que nous cherchons trop à contrôler. Je cite le commentaire du catalogue de la dernière Biennale de Venise : « Ses microcosmes sont le miroir de la condition humaine dans son ensemble, avec les doutes et les questions de chacun d’entre nous. » Libre à chacun de trouver ses installations belles ou laides, je leur trouve une force peu commune. La visualisation m’atteint plus que ne le ferait un discours articulé et le commentaire que j’en fais n’en donne qu’une idée fort partielle.

ÉMOTIONS PROFONDES

Il vaut donc la peine de se laisser troubler et d’apprendre à naviguer dans le champ de ces émotions profondes qui, parfois, nous égarent, mais qui, aussi, souvent, nourrissent notre empathie. Il est difficile de communiquer directement une émotion aux autres. C’est source de beaucoup de malentendus. Mais le détour de l’art et de la mise en forme restitue le dialogue sensible que nous pouvons nouer avec les autres. C’est là sa force et son intérêt.

 

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