Première rentrée

 Dans Christ Seul

Ça s’est passé il y a 60 ans…

Ce matin de septembre 1959, « on » n’en menait pas large : eux, 33 gamins et gamines de 6 à 14 ans, tous habitant un petit village perdu de Lorraine, moi, dont c’étaient les premiers pas dans le métier. « On » n’en menait pas large : eux parce qu’ils se demandaient comment ça allait se passer, moi, parce que ma formation ne m’avait pas vraiment préparé à gérer une classe unique avec six cours à mener de front…

UN PETIT HÉRISSON NOIR

Avec le temps, on s’est apprivoisé. Très vite, dans la bande, j’ai repéré un petit hérisson noir de partout : noire la blouse, noirs les cheveux raides et dressés, noirs le visage et les mains parce que les hérissons n’aiment guère l’eau…

Il s’appelait Xavier, on le surnommait Toto, et son père était le berger du village. Du haut de ses sept ans, il se frottait à bien plus fort et plus âgé que lui ; ça expliquait peut-être la balafre qui lui fendait la lèvre, on aurait cru qu’il souriait tout le temps. Ce n’était pas la Joconde, bien sûr, n’empêche que ça lui donnait un drôle d’air à mon Toto. Il n’y avait pas que cela de drôle chez lui ; le soir, au lieu de filer à toutes jambes retrouver le foyer, il squattait l’école, effaçant les tableaux, cherchant le bois et le charbon, ou simplement me regardait corriger et préparer le travail du lendemain…

TOTO N’EST PAS VENU

Au début ça me faisait souci : « Et tes parents, que vont-ils dire ? Et puis tu dois aller manger… » Apparemment, la bergère, avec tous ses moutons à fouetter, n’avait pas mes inquiétudes. En classe, il était souvent rêveur, et dans la cour, il pouvait s’arrêter net au milieu d’un jeu. Décidément, les hérissons ne vivent pas tout à fait comme nous… L’année scolaire s’est écoulée ; j’ai pris congé de mes 33 mioches : la République avait, paraît-il, besoin de mes services pour expliquer aux Algériens que « la France s’étendait de Dunkerque à Tamanrasset ». À mon retour de guerre, nommé au collège voisin de mon premier poste, je les ai vus arriver en sixième ceux de ma classe unique. Xavier, au niveau jugé insuffisant n’est pas venu, ce n’était pas normal…

LA NOUVELLE INSTITUTRICE

Plus tard, bien plus tard, j’ai cru comprendre. Un soir, un grand gaillard aux cheveux longs a frappé à notre porte ; je l’ai reconnu tout de suite : sa cicatrice, son sourire. Il m’a tutoyé et m’a appelé Jean-Claude, ça m’a fait plaisir… On a surtout parlé du vieux temps, de l’avenir pas vraiment ; apparemment il avait largué les amarres, gratouillait vaguement de la guitare, bricolait des bijoux et s’apprêtait à partir pour l’Inde en stop : vaste programme ! Et puis, il a parlé de ma remplaçante, une demoiselle très jeune ; Toto avait continué à squatter l’école, surtout l’hiver ; il y faisait plus chaud qu’à la maison. Il lui arrivait aussi de préparer et de partager le repas de son institutrice. Un jour elle s’est suicidée : 33 gosses, classe unique, était-ce trop lourd pour elle ? Y avait-il d’autres raisons ? Je n’ai rien demandé, ça ne me regardait pas…

Ce drame avait fait une victime ignorée. À huit ans, Toto s’était cogné à toute la cruauté du monde, et, apparemment, ne s’en était pas remis…

 

Contactez-nous

Envoyez nous un courriel et nous vous répondrons dès que possible.

Illisible ? Changez le texte. captcha txt
0

Commencez à taper et appuyez sur Enter pour rechercher