Quel héroïsme ?

 Dans Christ Seul

En l’espace de quelques jours, la République française semble s’être muée en société héroïque. Tout d’abord, par une plaque commémorative posée à Paris en l’honneur d’Arnaud Beltrame¹ le mentionnant comme « victime de son héroïsme ». Ensuite, par la voix d’Emmanuel Macron, rendant un hommage appuyé à Samuel Paty², « héros tranquille » de la République.

L’HORIZON DU HÉROS

Des hommes qui font leur métier, celui de journaliste, gendarme, professeur, et y trouvent la mort au gré d’un attentat. L’émotion suscitée est vive. D’abord par la brutalité et l’intentionnalité de donner une mort sanglante qui marque les esprits. Ensuite par la soudaineté et l’imprévisibilité de tels actes qui laissent entendre qu’un climat d’insécurité règne et que l’on peut perdre sa vie en faisant son travail. Enfin, par la répétitivité des situations d’attentats qui agissent comme autant de traumatismes successifs insérés dans une dynamique d’amplification mutuelle. On en vient à utiliser des mots forts, parmi lesquels celui de héros pour ceux qui perdent la vie. Le philosophe Alasdair MacIntyre en étudiant les sociétés héroïques montre que l’horizon du héros est inévitablement celui de la mort et qu’il s’y dirige inexorablement en accomplissant son devoir. Le héros devient quelqu’un par le rôle qu’il tient, par la construction sociale qu’il permet³.

LA LITURGIE RÉPUBLICAINE DE L’HÉROÏSME

La sémantique ne trompe pas. Emmanuel Macron ne parlera plus désormais d’un individu ou même d’un professeur, mais d’un héros de la nation, d’un Samuel Paty « visage de la République » qui devient l’illustration d’un combat sous-jacent, collectif et idéologique, entre les ténèbres et « les Lumières », entre l’obscurantisme et « la République », entre l’ignorance et « le savoir ». Et les oppositions vont bon train dans le discours extrêmement fort du président qui rallie à la République tout ce qu’il y a d’élevé et cantonne tout ce qu’il y a de vil et dégradé à « l’islamisme politique, radical, qui mène jusqu’au terrorisme ». Il me semble qu’on peut y voir les contours de ce que le théologien moraliste Stanley Hauerwas nomme la « liturgie de la guerre ». Cette liturgie comprend l’ensemble des mots, gestes, lieux et appels à l’histoire qui justifient la nécessité de la guerre et lui donne les moyens d’en devenir une pratique nécessaire unifiant une nation et sans laquelle cette nation ne pourrait pas vivre. La portée liturgique d’un tel discours n’en serait-elle pas encore davantage manifeste si l’on relevait que la cour de la Sorbonne agit comme un temple, la Marseillaise comme un hymne, les références à Jaurès et Camus comme les appels à la Loi et les déclarations périphériques comme celle de de Carole Delga : « aucune faiblesse, aucune compromission avec les ennemis de la République » comme des ratifications d’une confession de foi ? Cette liturgie ne risque t’elle pas d’embarquer avec elle un plan musclé dans le prochain projet de loi destiné à lutter contre le séparatisme et l’islam radical ? Et qui pourrait alors s’en offusquer ?

LA LITURGIE CHRÉTIENNE DE L’HÉROÏSME

Si l’on en appelait à l’histoire de l’Église, il nous faudrait alors sonder les fondements de l’appel chrétien en Actes 2.36, alors que Pierre termine son discours de Pentecôte par ces mots « Que toute la maison d’Israël le sache donc bien : Dieu l’a fait Seigneur et Christ, ce Jésus que vous avez crucifié ! » et le narrateur de poursuivre : « Après avoir entendu cela, ils eurent le cœur transpercé… ». L’Église ne naît pas d’une histoire lumineuse, et l’émotion suscitée, au risque de choquer, vient de la mise en lumière par Pierre d’une vaste association de malfaiteurs qui a sciemment et intentionnellement mis à mort un homme parfaitement juste, Jésus-Christ. Ainsi, les membres fondateurs de cette communauté qu’est l’Église sont, d’une certaine façon, des terroristes repentis. Des malfaiteurs qui reconnaissent publiquement leurs méfaits et reçoivent le baptême pour le pardon de leurs péchés (v38). C’est pour cela que l’Église n’en n’appelle pas à sa propre lumière, mais à celle du seul juste, Jésus-Christ, pour l’éclairer. Elle ne compte pas sur ses propres forces, mais sur la seule grâce de Dieu pour vivre dignement. C’est aussi pour cela que ses héros ne se nomment pas héros, mais martyrs, parce qu’ils n’assument pas le premier rôle, mais seulement un rôle secondaire, celui de témoins. Témoins au monde de la grâce qui est en Dieu seul. C’est aussi pour cela que la liturgie chrétienne inclus un temps de demande de pardon et un temps d’accueil du pardon donné par Dieu. Oui, l’Église n’est pas du côté des héros sans peurs et sans reproches, mais du côté des criminels qui crucifient le seul vrai héros et qui se souviennent, dimanche après dimanche, qu’ils sont appelés à recevoir le pardon de Dieu et à en vivre.

UN APPEL À L’HÉROÏSME CHRÉTIEN

Il ne serait pas bon que les chrétiens soient de ceux qui « jettent la pierre » et se laissent flatter par un discours qui élève une catégorie pour en abaisser une autre. Certes, le mal doit être dénoncé et condamné sans complaisance aucune, mais le chrétien n’oublie pas que le mal qu’il voit si nettement chez l’autre l’atteint également dans son propre fond et qu’il ne pourra jamais se ranger de lui-même du côté des bons. Une voisine musulmane me partageait son malaise à marcher voilée en pleine rue après les attentats de Charlie Hebdo, tancée par les regards méfiants, austères et parfois accusateurs des uns et des autres. « Mais enfin, je ne suis pas une terroriste » me disait-elle. Et je la crois, ni plus ni moins que je ne le suis moi-même. Elle appréciait que je maintienne le contact avec elle et que je m’intéresse à ce qu’elle ressentait après ces événements. Nous avons pu construire une relation en cherchant tous deux à dire notre malaise quant à cette situation. J’ai aussi eu l’occasion d’y glisser quelques notes de la foi, de l’espérance et de l’amour que je décèle en Jésus-Christ, seul héros de la vie que même la mort ne peut tuer. Avec Stanley Hauerwas nous pourrions en appeler à l’héroïsme chrétien qui « représente notre volonté d’aller face aux difficultés, de souffrir l’ambiguïté de la vie moderne et d’affirmer que nous avons quelque chose qui vaille le coup à transmettre. »

 

¹  Arnaud Beltrame est un officier de gendarmerie français, mort après s’être substitué à un otage lors de l’attaque terroriste du 23 mars 2018 à Trèbes.
²  Samuel Paty est un professeur d’histoire-géographie, mort décapité pour avoir montré des caricatures de Mahomet à ses élèves.
³  Alasdair C MacIntyre, Après la vertu: étude de théorie morale, 2ème édition, Paris, Presses universitaires de France, 2013. Voir en particulier le chapitre 10, « les vertus dans les sociétés héroïques. »
  Les citations sont reprises du discours d’Emmanuel Macron, consultable en intégralité sur https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/10/22/samuel-paty-est-devenu-le-visage-de-la-republique-le-discours-d-emmanuel-macron_6056948_823448.html
⁵  Voir Stanley Hauerwas, L’Amérique, Dieu et la guerre: réflexions théologiques sur la violence et l’identité nationale, Montrouge; Genève, Bayard ; Labor et fides, 2018.
  Carole Delga, présidente socialiste de la région Occitanie, a fait projeter des caricatures de journalistes de Charlie Hebdo pendant la cérémonie.
  Ce projet doit être présenté le 9 décembre en Conseil des ministres.
  Stanley Hauerwas, L’Amérique, Dieu et la guerre: réflexions théologiques sur la violence et l’identité nationale, p. 113. « Par leur nature même, les démocraties semblent exiger que les guerres soient menées au nom d’idéaux, qui ont pour effet que la guerre se justifie d’elle-même.»
  Stanley Hauerwas, A community of character: toward a constructive Christian social ethic, Notre Dame, Ind., Univ. of Notre Dame Press, 1981, p. 165.

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