Un gérant injuste ou avisé ?
« [Jésus] disait aussi aux disciples : Un homme riche avait un gérant ; celui-ci fut accusé de dilapider ses biens. Il l’appela et lui dit : Qu’est-ce que j’entends dire de toi ? Rends compte de ta gestion, car tu ne pourras plus gérer mes biens. Le gérant se dit : Que vais-je faire, puisque mon maître me retire la gestion de ses biens ? Travailler la terre ? Je n’en aurais pas la force. Mendier ? J’aurais honte. Je sais ce que je vais faire, pour qu’il y ait des gens qui m’accueillent chez eux quand je serai renvoyé de mon emploi. Alors il fit appeler chacun des débiteurs de son maître ; il dit au premier : Combien dois-tu à mon maître ? — Cent tonneaux d’huile, répondit-il. Et il lui dit : Prends ton billet, assieds-toi vite, écris : cinquante. Il dit ensuite à un autre : Et toi, combien dois-tu ? — Cent mesures de blé, répondit-il. Et il lui dit : Prends ton billet et écris : Quatre-vingts. Le maître félicita le gérant injuste, parce qu’il avait agi en homme avisé. Car les gens de ce monde sont plus avisés dans leurs rapports à leurs semblables que les enfants de la lumière. Eh bien, moi, je vous dis : Faites-vous des amis avec le Mamon de l’injustice, pour que, quand il fera défaut, ils vous accueillent dans les demeures éternelles. » Luc 16.1-10
Cette parabole heurte, à première lecture, notre sens moral. Que veut-elle dire ? Et quel est le rapport entre l’histoire proprement dite et le commentaire qu’en fait Jésus ensuite ? Nous passons, sans doute, à côté du sens de l’ensemble du passage, du fait qu’on ne peut pas traduire littéralement le grec en français, sans alourdir les phrases. Pour cette raison, des mots de la même famille sont traduits en français par des substantifs éloignés les uns des autres.
UNE HISTOIRE DE MAISONS
Il y a donc des effets d’écho qui se perdent, car Luc joue sur les mots apparentés, à coups de préfixes et de suffixes. Beaucoup de choses, dans ce texte, tournent, ainsi, autour de la « maison » qui était, à l’époque, l’unité économique de base. On nous présente donc un gérant (littéralement : celui qui régit la maison) auquel le propriétaire annonce qu’il va lui retirer cette régence sur sa maison. Ce gérant se pose une question : comment faire pour que d’autres l’accueillent dans leur maison quand il sera renvoyé de la maison qui l’emploie ?
Il trouve une solution. Le propriétaire (littéralement : le « maître ») l’apprenant, dit qu’il a agi (littéralement : « fait ») de manière avisée. Jésus reprend, en recommandant aux chrétiens de se « faire » des amis pour qu’ils les accueillent dans les tentes de la réalité nouvelle quand l’argent aura disparu.
Et il conclut : aucun domestique (littéralement : aucun personnel de maison) ne peut servir deux « maîtres ». Il faut donc choisir sa maison. Et c’est ce que fait le gérant : voyant qu’une maison va lui faire défaut, il investit dans une autre.
Et nous, de même, alors que nous habitons, provisoirement, la maison de l’argent injuste, nous investissons dans une autre maison : celle où Dieu et des amis nous attendent. Cela fait-il de nous des personnes justes ou injustes ?
JUSTE OU INJUSTE ?
Le texte répond à cette question de manière décalée. Le seul adjectif qui se rapporte au gérant, dans ce texte, est : « avisé ». Pour le reste, on nous dit qu’il a été un gérant « de l’injustice ». Mais l’injustice de qui ? Jésus parle, en utilisant exactement la même tournure de phrase, du Mamon « de l’injustice ». Le gérant aurait-il donc quitté la maison de l’injustice pour rejoindre la maison de l’amitié et de la justice ?
C’est peut-être (c’est la beauté de l’histoire) ce que pensaient les auditeurs de Jésus en l’écoutant, car les traites à rembourser, à l’époque, comprenaient des taux d’intérêt faramineux. En diminuant ce que doivent les débiteurs, le gérant ne fait, de la sorte, que rétablir une dette plus équitable. Il le fait par intérêt personnel, sans doute. Mais il le fait aussi parce que, tout à coup, il s’intéresse aux autres et à leur perception du monde.
Or il faut qu’il choisisse son camp : ou bien il se met du côté du maître, et s’il veut qu’il continue à l’employer, il doit faire payer les débiteurs au tarif fort, ou bien il se met du côté des débiteurs, et s’il veut qu’ils l’accueillent, il doit ramener leur dette à un montant plus juste. Ce qui est injuste, vu d’un côté, est donc juste, vu de l’autre côté.
Qu’en est-il pour nous ? Assurément, notre allégeance à la maison de Dieu change notre regard : nous ne portons pas attention aux mêmes réalités, aux mêmes personnes, aux mêmes souffrances. Nous nous sentons liés par d’autres fidélités. Et nous traversons, ainsi, la maison du Mamon de l’injustice d’une manière déroutante, voire choquante, aux yeux de ses affidés. Ou bien ? Ou bien il y a peut-être quelque chose qui ne va pas …