Marthe Ropp, un engagement sans faille (2/2)
Première envoyée des Églises mennonites françaises, Marthe Ropp a servi comme médecin missionnaire de 1951 à 1984, d’abord en Indonésie, puis en Gambie. Après avoir retracé les grandes étapes de sa vie et de son engagement, Daniel Goldschmidt explore avec ce deuxième article la manière dont elle a traversé les contextes géopolitiques et les réalités de la médecine de terrain de l’époque, mais aussi des défis personnels.
MISSIONNAIRE À L’ÉPOQUE DU COURRIER PAPIER
Pour Marthe Ropp, être missionnaire, donc envoyée, n’est pas un vain mot. Elle entretient un lien étroit avec un vaste réseau d’Églises et de personnes de divers bords en Alsace, son berceau, ailleurs en France, en Suisse et en Allemagne. Ses lettres ont un accent paulinien, commençant par des remerciements et se terminant par une de- mande instante d’intercession. Elle signe « Marthe Ropp », parfois « Dr Marthe Ropp » lorsque c’est plus officiel, ou, dans un courrier plus intime, « votre Marthe ». En novembre 1960, elle explique le but de ses missives : « J’aimerais que vous puissiez voir que les situations, les hommes, le travail, les difficultés sont au fond les mêmes partout dans le monde. Notre travail n’est pas extraordinaire, mais l’important est que nous soyons des instruments humainement sanctifiés (Romains 12.1-8). »
Les courriers s’enchaînent au rythme d’une lettre officielle tous les trimestres au début, avec un décalage lié à l’éloignement, jusqu’à un par mois après 1960. Le corpus de ces courriers représente environ 200 documents d’au moins une page qui ont fait l’objet d’une publication dans le bulletin du Comité de mission puis, plus tard, dans le mensuel Christ Seul. S’ajoutent à ce corpus des brèves rédigées par le « Red. » (Pierre Widmer), souvent extraites de lettres plus personnelles aux proches, mais aussi des notes du même rédacteur prises lors de conférences (comme à Morges sur la mission médicale) ou sur un thème donné (la limitation des naissances, le médecin et les miracles, le réveil…). La nièce de Marthe Ropp, Anne-Marie, témoigne que les courriers de sa tante représentent un cumul de plusieurs milliers de pages et occupent des cartons qui remplissent une armoire entière ! Marthe Ropp est une épistolière exceptionnelle. Son style est vivant, orné de quelques alsacianismes (plutôt que germanismes) et anglicismes qui illustrent le fait qu’elle navigue entre plusieurs langues. Le cliquetis de la machine à écrire résonne fréquemment dans sa chambre.
Mais le lien est aussi vivant dans le sens inverse : la lecture assidue et attendue du mensuel Christ Seul et de nombreux courriers reçus, plusieurs visites de proches, mais aussi des dons et des colis, en réponse aux détresses et requêtes. Les visites d’Églises lors des congés ravivent ces liens.
MÉDECIN DE BROUSSE EN MILIEU TROPICAL
« Que vous dire du travail en clinique ? C’est extérieurement une routine ; mais pour ceux qui la vivent, joies, soucis, fatigue et reconnaissance se succèdent sans cesse, ou plutôt sont intimement mêlés », écrit-elle en avril 1951. Le Dr Marthe Ropp a fait ses études d’abord à Fribourg-en-Brisgau à Strasbourg, mais a continué à se former en Grande-Bretagne, à Liverpool, et par la lecture assidue de revues médicales anglaises, notamment Tropical Doctor. Son activité médicale (les « cliniques ») est largement inspirée de la médecine anglo-saxonne, pragmatique et performante : on parle de 200 patients par jour, et jusqu’à plus de 400 quand des infirmières ont pu être formées et embauchées. Leur rôle est crucial : elles voient les malades en première intention et font un tri sur la base de l’urgence et de la pathologie, pour éviter que le médecin soit noyé. Liesel Hege a joué ce rôle à Java pendant 18 ans.
Ces journées de consultation bien remplies sont précédées et suivies d’un trajet parfois long et pénible jusqu’au village où elles ont lieu. Cette « stratégie avancée », au plus proche du lieu de vie des patients, est largement pratiquée par la médecine missionnaire anglo-saxonne. Elle suppose la présence d’un hôpital de référence, pour les actes obstétricaux et chirurgicaux de base. En 1960, l’ancien hôpital missionnaire de Taju (Indonésie) est rétrocédé à l’Église et permet d’avoir des locaux pour les malades et les accouchées, leur famille, les moyens diagnostiques (radio et labo) et les soins médicaux et chirurgicaux.
Dans les nombreuses lettres sont évoquées des épidémies meurtrières – rougeole, choléra, variole, influenza (grippe) – qui signifient pour les soignants une attention renouvelée, une augmentation significative voire une réorganisation du travail vers plus de prévention. La pratique des vaccinations apparaît et se généralise. La nécessité de réguler les naissances devient une préoccupation majeure du Dr Ropp du fait du nombre d’enfants par femme et de l’insuffisance alimentaire sur l’île de Java, où la population a plus que doublé pendant son séjour. Elle s’en explique dans un courrier de mars 1968, où elle détaille ce qui l’a amenée, après avis favorable des « Églises du Muria », à poser des milliers de dispositifs intra-utérins. L’argument principal est la famine chronique que peinent à soulager les distributions de riz organisées par les Églises et les Comité central mennonite (MCC) grâce aux appels dons récurrents.
Dans ce travail harassant, l’Église est également présente au travers de collaborateurs embauchés, jeunes soignants ou employés souvent très fidèles – qui, cependant, causent parfois de grosses déceptions (vols, corruption). Il faut de la patience « comme Dieu a eu patience avec nous ». L’Église met aussi à disposition des aumôniers chargés d’annoncer la Parole de manière adaptée. Marthe Ropp insiste en effet sur l’intégration de l’acte médical et de la Parole qui l’inspire, car c’est au nom de Christ que le médecin soigne.
En Gambie, elle poursuivra ce modèle d’activité, avec évidemment des problématiques différentes, notamment la mortalité due au paludisme et une Église très embryonnaire.
ALSACIENNE PLONGÉE DANS LA GÉOPOLITIQUE
Marthe Ropp débarque à Java un an après la fin de la guerre d’indépendance. Elle analyse avec finesse ce qu’on appelle « les troubles » : « J’ai toujours eu une facilité d’adaptation ici, du fait d’être française », car elle ne représente pas les intérêts des anciens colons. « Après presque 200 ans d’adaptation démocratique et parlementaire en France, quel chaos ! L’Indonésie n’a qu’une histoire de 10 ans. Ayons un peu plus de patience et prions pour elle ». Longtemps, la région du Muria est préservée. En juin 1955, le ton change : « La nation est en remous et cela fermente. J’ai toujours à cœur de défendre ce pays contre de trop vives critiques la situation ne semble pas si grave que de loin. Ce sont des troubles de croissance plus que des menaces de guerre civile. »
Mais les inquiétudes sont de plus en plus fortes les années qui suivent. Les minorités du pays (chrétiens et chinois) se sentent prises en étau entre les deux blocs, musulman d’un côté (elle parle de « parti de droite ») et communiste de l’autre (« parti de gauche »). On reproche aux chrétiens leur accointance avec les colons, et aux « chinois » leurs liens avec leur pays d’origine, que leurs ancêtres ont pourtant quitté il y a plusieurs générations et dont ils ne parlent plus la langue. Par vague, il est question d’expulser les uns ou les autres. Dans ce contexte, le parti nationaliste, qui remporte les premières élections en 1955, puis verrouille le système, est une garantie de stabilité pour les Églises et leurs œuvres. Les conditions difficiles qui aboutissent à la rétrocession de l’hôpital missionnaire de Taju aux chrétiens illustre ces jeux de pouvoirs entre les autorités nationalistes favorables et les musulmans locaux opposés. En juin 1961, Marthe Ropp loue « la liberté religieuse qui règne ici. Cela pourrait être entièrement différent dans cette nation à majorité musulmane. Se représenter qu’une minorité de 3 millions de chrétiens a pratiquement la même voix au chapitre que 80 millions de musulmans est un fait dont on ne se rend pas toujours compte et que, surtout, on n’apprécie pas assez (…) Les chrétiens, eux, l’apprécient et prient pour leur gouvernement actuel. Ils sont conscients de ce temps de grâce, sachant qu’il y a la possibilité d’une dictature communiste ou islamique. »
Marthe Ropp est également consciente d’un autre mouvement qui travaille le monde et l’Indonésie. Elle écrit en décembre 1960 : « Les choses changent : on rencontre de plus en plus en Europe, aussi chez les chrétiens, un sentiment de dépit contre « ces gens », Africains ou Asiatiques, qui ne veulent plus des Blancs (…) Quoi qu’on le déplore du point de vue missionnaire, il faut en prendre son parti. L’Indonésie est un pays indépendant au même titre que la France (…) Seulement, beaucoup de Blancs prennent tardivement conscience de cette évolution et beaucoup de chrétiens préfèrent encore le passé. »
Les troubles persistent les années suivantes. Les lettres témoignent de l’intérêt de Marthe Ropp pour la géopolitique du fait de ses conséquences sur la liberté religieuse : « Je ne vous parlerais pas de ces problèmes si cela n’intéressait pas directement l’Église, car au fond ce n’est même pas tellement la question pour ou contre le président qui se joue, mais l’extrême-droite (musulmans) contre les adhérents de la constitution (donnée par Sukarno) ». En août 1965, elle évoque le contexte politique très difficile abordé avec sensibilité lors d’un Synode de l’Église par le frère Djojodihardjo : « Comment se positionner par rapport à la « révolution » ? (…) L’Église se trouve au sein d’une situation politique « chaude » ; elle ne peut ni ne veut se désolidariser de la révolution en cours. Mais jusqu’où doivent aller son obéissance à l’État et sa participation active ? Vieux problème, mais réalité actuelle. » Deux mois plus tard éclate un coup d’État (le 30 septembre) : « Les musulmans voulaient faire un coup d’État mais ce sont les modérés¹ qui ont gagné ; les communistes ont disparu », écrit-elle. De fait, on dénombrera entre 500 000 et 2 millions de morts, dont la responsabilité est partagée entre les militaires et les milices musulmanes sous l’œil « bienveillant » des USA ! Le contexte est celui de la guerre froide et de celle du Viet Nam. Cette reprise en main musclée de l’État est le fait du général Suharto qui remplacera progressivement le chef historique, Soekarno. Il impose un État centralisé.
Les années suivantes sont synonymes d’une certaine stabilité dans l’île centrale de Java, mais, les 13 000 îles composant l’archipel ne forment pas une seule entité politique. Les guerres de conquête du pouvoir concernent, à l’ouest, l’île de Sumatra (Aceh), à l’est, les Moluques et la Nouvelle Guinée baptisée plus tard Papouasie. Marthe Ropp n’évoque la situation politique plus qu’à la marge.
SANTÉ PHYSIQUE ET SPIRITUELLE
Dès 1951, elle pointe « des journées de clinique très chargées : nous ne rentrons que tard dans la soirée, et quelquefois à la tombée de la nuit ». Quelques années plus tard, elle parle de fatigue, voire d’épuisement, et relativise immédiatement en précisant qu’elle se sent malgré tout à sa place. Elle est reconnaissante pour les temps de repos dans des maisons en altitude (Djolong, sur les flancs du Mont Muria), permettant d’échapper à la torpeur équatoriale, plus rarement en bord de mer (à Bali notamment). Elle est avide de découvertes dans le pays et au-delà, et profite de ses retours au pays tous les quatre ans pour visiter la Nouvelle-Calédonie, les États-Unis, Israël… Les conditions physiques du travail se révèlent difficiles : des patients qui se comptent par centaines, des trajets par des pistes mauvaises pour rejoindre les villages, des pannes de véhicules, des locaux exigus et mal adaptés à l’organisation des soins… Des améliorations relatives seront progressivement apportées au gré du développement du pays et de l’œuvre. Chaque courrier comporte une demande instante de soutien par la prière pour elle-même et pour ses collaborateurs javanais et missionnaires.
Car la maladie frappe occasionnellement : en 1964, une hépatite virale met sur le flanc plusieurs missionnaires, Marthe Ropp n’y échappe que grâce à des injections d’immunoglobulines fournies par le MCC et l’ambassade américaine. Plus grave : en janvier 1965, Léon, jeune volontaire MCC très apprécié doit être soigné pour un grave cancer de la peau. Cela secoue l’équipe et une semaine spéciale est organisée où « nous cherchions à connaître la volonté de Dieu concernant Léon. Des orateurs en visite nous ont parlé de « la puissance du Seigneur » aujourd’hui, notre mort avec Jésus à la croix, sa vie en nous, les dons du Saint-Esprit, la guérison par la foi. Tout cela n’est pas inconnu. Mais l’important est la puissance avec laquelle ce message est apporté, en toute simplicité, aucune sentimentalité. »
Le bulletin du Comité de mission de fin janvier 1966 titre « Marthe Ropp a été malade à la mort ». Elle-même raconte l’étouffement progressif qu’elle a subi, son hospitalisation à Semarang pour péricardite et pleurésie, nécessitant une ponction puis une opération avec incision du péricarde : « Cela fait du bien de pouvoir respirer… »
Souvent les courriers donnent l’impression que les missionnaires sont « sur la brèche », en constante lutte pour la santé physique mais aussi spirituelle. Avec les années, l’inquiétude politique, la fatigue, les maladies, se développe une ambiance générale de combat spirituel, combat contre les communistes, les musulmans, les infiltrés de ces deux camps parmi les collaborateurs. Mais Marthe Ropp pondère en remarquant qu’il y a « la nouvelle réjouissante d’églises remplies d’âmes qui cherchent ». En octobre 1966, elle relève le risque pour l’Église de voir « des Indonésiens qui deviennent [chrétiens] par convenance ; beaucoup de musulmans modérés aussi, qui ont vu la cruauté des jeunes musulmans éliminant les communistes ». Noël, fête chrétienne par excellence, est l’occasion d’une annonce décomplexée de l’Évangile. « Et l’étonnant est que les gens viennent – musulmans, communistes, fanatiques, athées – et écoutent. » La même année, elle assiste à une rencontre de prière à l’école biblique de Batu. « Après ce travail de préparation, il y a eu la grande offensive, où 2 000 âmes sont venues au Seigneur ! Nous avons pu entendre des témoignages frappants. Dieu a agi d’une manière puissante, et le Saint-Esprit était au travail de telle sorte qu’on peut dire : un réveil a commencé à Bandung. » Le Bulletin du Comité de mission de juillet 1967 titre « le Saint-Esprit à l’œuvre à Java » : « Nous venons de rentrer de Batu avec de profondes impressions (…) Visions, prières, pleurs, actions directes du Saint-Esprit (…) Dimanche, journée de consécration avec envoi d’équipes dans les autres îles… Joie de vivre avec les époux Scheunemann (il est recteur de l’école biblique) et de voir ce que le Seigneur peut faire avec des vies entièrement consacrées. Un des résultats de ces expériences est un combat encore plus intensif et plus victorieux contre les puissances sataniques. Par exemple, expulsion de 50 démons d’une étudiante, sortant avec leurs noms, comme dans le livre du Dr Koch. Nouvelles clartés sur les liaisons occultes jusque dans les détails. Le livre de M. Krémer (que j’ai souvent trouvé exagéré) trouve toute sa confirmation. »
Christ Seul de décembre 1968 relate la contribution de Marthe Ropp à la conférence de Châtillon-sur-Seine le 10 novembre 1968 sous le titre « Dr Marthe Ropp parle du Réveil en Indonésie » : « On prie et les malades sont guéris. Le Seigneur fait des miracles ! On pourrait aussi parler de l’île de Timor où il y a des choses extraordinaires. » Et elle interpelle : « Nous, mennonites de France, qu’avons-nous à donner ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? » Elle relate l’expérience pentecôtiste qu’elle a vécue : « Après des années, je me suis demandé : Cela vaut-il la peine de continuer ? J’ai beaucoup d’activités, ont-elles vraiment des fruits ? (…) Et cela m’a obligée à réfléchir avec l’Église à cette question de la puissance du Saint-Esprit. »
Ainsi Marthe Ropp a-t-elle connu un renouvellement de sa foi et de sa vocation, qu’elle a exprimé en termes pentecôtistes. Pourtant, en tant que médecin, elle reviendra bien plus tard sur son expérience dans une lettre publiée dans Christ Seul (février 1985) : « Déjà, étudiante de fin de médecine, j’ai fait cette boutade : vous les chrétiens, lorsque cela va mal, c’est la faute du médecin ; si vous êtes guéris, c’est le Seigneur ! – Le Seigneur ne permet-il pas la maladie ? Tout au long de ma vie, j’ai été confrontée à cette inconsistance évangélique. Faisant partie de la « tribu », j’ai pu l’accepter généralement avec humour, comprenant le langage, percevant la sincérité, pardonnant l’incompréhension et parfois la bêtise, la malhonnêteté intellectuelle inconsciente, et souvent l’ingratitude envers les médecins. »
Cela sonne comme une mise en garde, presqu’une révision de l’enthousiasme des années « de réveil ». « Je crois aux miracles et aux guérisons miraculeuses, ajoute-t-elle. Je regrette les rapports exagérés et pas entièrement honnêtes, ceux ne mentionnant pas un traitement médical ou chirurgical concomitant avec la prière pour la guérison. A-t-on peur de prendre une part de la gloire au Seigneur ? C’est troublant ou décourageant pour d’autres, vivant des cas analogues. Je regrette qu’après une “guérison par la foi”, on délaisse un traitement. Je pense surtout aux maladies cancéreuses. Il y a tant de rechutes alors attribuées au manque de foi ou à une attaque satanique. » Ce bémol concerne la guérison systématique, mais peut aussi concerner l’expérience de la « puissance du Saint-Esprit », où peuvent se mêler bien des choses humaines.
¹c’est-à-dire les nationalistes et les militaires