Le pain quotidien
« Dieu est proche de nous, mais il veut aussi nous sortir de nos horizons limités. Si nous n’acceptons pas cette tension qui nous fait vivre, nous sombrerons dans un sommeil fatal. » Plaidoyer pour une vie quotidienne ouverte aux autres.
L’art doit-il s’intéresser à des scènes aussi quotidiennes qu’une banale table de petit déjeuner ? Pendant des siècles, on a pensé le contraire. Si l’on montrait des personnes en train de manger, il fallait que ce soient des êtres exceptionnels : des dieux antiques, des saints ou des rois. L’art était là pour transfigurer le réel et pour le porter vers des sommets qui permettaient d’évoquer un monde idéal.
PETITE HISTOIRE DE L’ART
Pourtant, on peut repérer dès le début du XIVe siècle, en Italie, un mouvement qui va mettre l’art en tension jusqu’au XXe siècle. Lorsque Giotto peint les fresques de la chapelle des Scrovegni dont vous avez vu une reproduction il y a deux mois, avec le lavement des pieds (CHRIST SEUL n° 1000), il retrace des scènes de la vie de Jésus ; mais en regardant les scènes en détail, on s’aperçoit qu’elles n’exposent plus des êtres détachés du monde, mais des êtres de chair et de sang, étonnamment vivants et qui échangent, par exemple, des regards pleins d’humanité.
À partir de ce moment-là, il va y avoir une évolution constante vers des représentations sans cesse plus proches de la vie quotidienne. Pour autant, jusqu’au XXe siècle, on va hésiter à aller jusqu’au bout de cette évolution. L’art comportera toujours l’évocation d’un monde détaché du quotidien, pas toujours un monde religieux, mais, au minimum, le monde de la peinture et des artistes qui se pose comme critique du reste de la société.
La société, de son côté, a évolué, elle aussi et, au fil des siècles, elle s’est intéressée de plus en plus à ce qui se passe concrètement ici et maintenant. A partir de la fin des années 50, le mouvement du Pop Art a tout à la fois raillé et mis en scène la société de consommation en reproduisant sur les toiles des scènes de la vie quotidienne saturées d’objets réputés « modernes » : des appareils électroménagers, des voitures, des gadgets en plastique, des boîtes de conserve ou des photos de stars du cinéma.
TÉLÉ-RÉALITÉ
Mais ensuite les logiques de la production de masse ont transformé les arts en « produits culturels ». Et ces produits culturels englobent aussi bien l’art savant que le dernier clip vidéo d’un chanteur à la mode. La production culturelle comprend même la production d’émissions de télé-réalité où l’on prétend se tenir au plus près de la quotidienneté la plus banale.
Que penser de cet intérêt croissant pour la vie quotidienne ?
DIEU DANS LE QUOTIDIEN / DIEU QUI BOUSCULE LE QUOTIDIEN
Je pense que l’on est passé d’une mauvaise compréhension de Dieu à une ignorance de Dieu. Les croyants d’autrefois pensaient Dieu comme loin d’eux. Or, dans son incarnation, il s’est rendu proche de nous. Il est venu partager notre condition et il nous a encouragés à prier pour notre pain quotidien. C’est une prière qui ne lui a pas semblé dérisoire. Dieu a partagé notre quotidien. Mais ce n’est pas pour autant que le quotidien doit devenir notre dieu. C’est là que la société actuelle me semble manquer singulièrement de recul.
La télé-réalité ou l’essentiel des chansons diffusées sur la radio s’intéressent à des vies qui ne voient pas beaucoup au-delà d’elles-mêmes. Les personnages des romans d’aujourd’hui gravitent dans des cercles de plus en plus petits. Les séries télévisées parlent des préoccupations de membres des classes moyennes confortablement logés. Il existe des genres qui résistent mieux. La bande dessinée, par exemple, est moins immergée dans la banalité quotidienne.
Dieu est proche de nous, mais il veut aussi nous sortir de nos horizons limités. Si nous n’acceptons pas cette tension qui nous fait vivre, nous sombrerons dans un sommeil fatal.
PAIN QUOTIDIEN ET PRIÈRE
Je reviens alors à la photo de ce mois.
Comment ai-je fait pour qu’elle ne soit pas complètement noyée dans la logique du quotidien tout en l’évoquant ? Il y a, d’abord, une construction des volumes et des couleurs. Un observateur attentif discernera diverses diagonales dans cette image et les couleurs tournent autour du marron qui leur sert d’axe et de point de référence. Cela donne une structure à l’image qui témoigne d’une prise de distance, d’un léger détour par rapport à un regard immédiat. Mais il y a autre chose. En regardant cette photo, on ne peut s’empêcher de ressentir un léger inconfort. Il n’est pas évident d’y « entrer ». Cela est provoqué par le fait que la mise au point a été effectuée sur le deuxième plan, de sorte que le premier plan, là où l’on « entre » spontanément, est flou. La miche de pain est nette, mais on n’y arrive pas directement. Le pain quotidien n’apparaît pas, ainsi, comme une évidence dont il n’y a plus qu’à s’emparer. Il est posé à distance et reste un objet de prière, une grâce qui nous est offerte, mais qui est précédée de cette prière : « que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel ». Dans cette photo de l’ici et du maintenant, il y a l’appel d’un ailleurs et d’un détour.